pour imprimer le texte
Je vais essayer de vous apporter quelques éléments de réflexion. Je vais aborder le droit et l'éducation à la citoyenneté par le biais de la violence, non seulement par mon expérience à l'école normale d'instituteurs j'ai donc des références sur l'école p

Assemblée Générale de l’OCCE de l’Oise

Nogent-sur-Oise : 22 novembre 1995

Conférence de Bernard Defrance

notes ajoutées pour la transcription de l’enregistrement

(les références d’articles sans nom d’auteur sont de B.D.).

 

 

 

 

La construction de la citoyenneté à l’École

 

 

Je vais aborder les questions du droit et de l’éducation Ă  la citoyennetĂ© par le biais de la violence. Par mon expĂ©rience d’enseignement en École Normale d’instituteurs j’ai des rĂ©fĂ©rences sur l’école primaire oĂą j’ai travaillĂ© dans des classes Freinet, dans des classes de pĂ©dagogie coopĂ©rative et institutionnelle, ce qui est très utile pour l’analyse de ce qui se passe dans l’école et la conscience de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui dans l’école. Et, enseignant maintenant dans des classes terminales de sĂ©ries technologiques et professionnelles, la question de la violence est Ă  mon programme de philosophie, comme d’ailleurs au “ programme â€ť de la rĂ©flexion de l’humanitĂ© depuis l’aube des temps !

 

En effet, la différence fondamentale entre les mammifères et nous, qui sommes des mammifères, c’est que les animaux ne s’entre-tuent pas à l’intérieur de la même espèce. Et nous avons, nous, perdu cette inhibition biologique.

Cette inhibition biologique est dĂ©crite par les Ă©thologues. Peut-ĂŞtre payons-nous notre libertĂ© de la perte de cette inhibition. Et donc, depuis l’aube des temps, la question qui nous est posĂ©e est : comment ne pas nous entre-tuer trop, de sorte que ça pourrait mettre Ă©ventuellement en pĂ©ril la survie du groupe, de la famille, de la tribu, etc. de l’espèce elle-mĂŞme ?

Il se trouve que prĂ©cisĂ©ment l’enjeu du XXIe siècle sera sans doute la survie de l’espèce : c’est-Ă -dire que les enfants que nous avons dans les classes aujourd’hui auront Ă  dĂ©cider, en tant que citoyens, si l’aventure de l’espèce humaine qui a commencĂ© il y a 3,5 millions d’annĂ©es Ă  peu près, doit continuer ou non.

 

C’est cette dĂ©cision lĂ  qu’ils auront Ă  prendre. Donc la question de l’éducation Ă  la citoyennetĂ© est : est-ce que, Ă  l’école, nous les armons suffisamment pour pouvoir affronter ces dĂ©fis majeurs et universels ? DĂ©fis majeurs qui sont posĂ©s par la triple croissance industrielle, dĂ©mographique et urbaine. Le tiers monde est dans nos classes, dans nos cours de rĂ©crĂ©ation.

Et les conflits de cultures, de religions, d’ethnies posent la question de la citoyenneté en ce sens qu’il s’agit de savoir si l’école peut permettre ou non aux enfants d’accéder à l’universel. Ça, c’est l’enjeu.

 

Alors quand on regarde un petit peu ce qui se passe dans l’école ou dans les classes, de ce point de vue-lĂ , du point de vue de l’histoire humaine, eh bien, on peut se dire : nous avons encore quelques progrès Ă  faire dans le fonctionnement de nos institutions, le fonctionnement le plus quotidien, le plus Ă  ras-de-terre de ce qui se passe dans une classe avec un groupe d’enfants ou d’adolescents, ou de jeunes adultes. Mes Ă©lèves ont en moyenne 18/20 ans. Et pour un certain nombre d’entre eux, ils sont dĂ©jĂ  majeurs. Ils sont donc dĂ©jĂ  citoyens.

 

La question de la violence ne date pas d’aujourd’hui, mĂŞme si, d’une manière un peu mĂ©diatique, on la met en exergue aujourd’hui, vous savez que c’est un peu une question Ă  la mode. Plusieurs ouvrages sont parus rĂ©cemment Ă  nouveau sur la question, il y a un rapport de l’Inspection GĂ©nĂ©rale qui vient d’être publiĂ© [1], cette question devient de plus en plus publique, mais en rĂ©alitĂ©, c’est une question qui ne date pas d’aujourd’hui.

Deux exemples historiques, qui peuvent nous permettre de relativiser.

Une première histoire, qui est un peu anecdotique : il s’agissait d’un jeune homme qui voulait traverser l’Elbe, il voyageait en Allemagne, il avait louĂ© une barque conduite par deux ou trois mariniers et au cours de la traversĂ©e, les mariniers, voyant ce jeune homme Ă©tranger apparemment riche, dĂ©cident de le “ dĂ©pouiller â€ť et de le jeter par-dessus bord. Malheureusement pour eux, ce jeune homme comprenait leur langue, saisit donc le complot, tire l’épĂ©e et sous la menace les oblige Ă  remplir leur contrat et d’ailleurs, arrivĂ© sur l’autre rive, il les paie selon le tarif convenu. Ce jeune homme s’appelait Descartes, c’était en 1621 et le Discours de la MĂ©thode date de 1637. C’est dire que si Descartes n’avait pas su manier l’épĂ©e, et n’avait pas appris l’allemand, nous n’aurions jamais eu le Discours de la MĂ©thode et autres Ĺ“uvres… La “ bourse ou la vie â€ť, ça ne date pas d’aujourd’hui !

Autre exemple, un fonctionnaire local relève, en 1815 dans le bas Quercy, Ă  l’occasion des foires hebdomadaires, que les rixes qui mettent aux prises les jeunes gens cĂ©libataires de diffĂ©rents villages, en l’espace de huit mois, font cinq morts…[2] Aujourd’hui, quand des bagarres entre bandes de “ zoulous â€ť, comme celles qui, il y a quelques annĂ©es, sur le parvis de la DĂ©fense, ont fait un mort, ça fait d’immenses titres dans la presse, les sociologues se penchent sur la question, on consulte tout le monde et il y a des Ă©missions de tĂ©lĂ©vision. Eh bien, dans le bas Quercy, en 1815, les cinq morts passent complètement inaperçus. Et quand on associe la violence Ă  la ville, Ă  la banlieue, il faut savoir que nos campagnes n’étaient pas non plus des lieux de paisibilitĂ© complète ! On peut relire La guerre des boutons et, notamment, j’attire votre attention sur le traitement infligĂ© au “ traĂ®tre â€ť, BacaillĂ©, Ă  la fin du roman de Louis Pergaud [3]. La description est assez terrifiante. Ce n’est pas repris par le film un peu Ă©dulcorĂ© d’Yves Robert.

 

La guerre des boutons, elle se passe aujourd’hui dans les caves de nos HLM, elle se passe dans nos cités. Je travaille depuis plus de vingt ans maintenant dans des associations de quartiers et notamment, je tiens une permanence de renseignements juridiques à la cité des Bosquets à Montfermeil, dont vous avez entendu parler, et on peut, effectivement raconter par le menu, comment des ghettos de ce type-là ont été délibérément fabriqués par un certain nombre de gens identifiables, et identifiés d’ailleurs, qui se sont mis pendant trente ans un certain nombre de millions dans la poche et maintenant, c’est le contribuable qui répare les dégâts par le biais des subventions à la réhabilitation.

C’est une expĂ©rience intĂ©ressante parce que on s’aperçoit, dans la vie associative de quartier, de tout ce que les habitants sont susceptibles d’apprendre, sont susceptibles de prendre comme initiatives et l’obstacle principal Ă  vaincre, c’est celui de la passivitĂ©, celui de l’individualisme [4]; or, il me semble que ce “ chacun pour soi â€ť est, pour une part, le rĂ©sultat du fonctionnement institutionnel de l’école.

 

La construction de la citoyennetĂ© dans ces lieux est Ă©videmment, aujourd’hui, rendue un peu difficile… Je prends ce simple exemple : un jeune de dix-huit ans qui habite aujourd’hui la citĂ© des Bosquets, qui y est nĂ© et qui voit, depuis sa naissance, sa mère grimper les huit Ă©tages sans ascenseur avec les paniers de courses Ă  la main quatre fois par jour, alors que, sur la quittance de loyer, il y a tous les mois 60 ou 120 francs de charges d’ascenseur, n’a pas, Ă  18 ans, le mĂŞme rapport Ă  la loi dans la tĂŞte qu’un enfant Ă©levĂ© dans des conditions plus “ normales â€ť. Et un certain nombre de bonnes âmes s’étonne des rĂ©sultats que cela peut produire…[5]

En ce qui me concerne, Ă  connaĂ®tre et Ă  rĂ©flĂ©chir un peu sur les conditions de vie rĂ©elles d’un certain nombre de familles aujourd’hui, oĂą, par exemple, l’enfant est le seul Ă  se lever le matin pour aller travailler, ce n’est pas tellement la violence qui m’étonne, c’est plutĂ´t l’absence de violence : quatre mille cinq cents jeunes de moins de vingt ans dans la citĂ© des Bosquets Ă  Montfermeil, il y en a peut-ĂŞtre une dizaine qui, de temps en temps, font parler d’eux…

 

Comment donc peut se construire la citoyennetĂ© Ă  l’école ? ça va ĂŞtre l’essentiel de notre rĂ©flexion. Ces quelques propos liminaires, c’était uniquement pour mieux situer le dĂ©bat. Mais la question de la citoyennetĂ© remplit les bibliothèques. On ne va pas la rĂ©soudre en une ou deux heures : il s’agit plutĂ´t d’ouvrir des chantiers de travail, de rĂ©flexion et d’action.

 

Au fond, quelle est la finalitĂ© du travail que nous faisons Ă  l’école ? Il y a une triple mission, je crois, aujourd’hui, Ă  l’école, qui est :

– l’instruction : former des savants, des gens aussi cultivĂ©s que possible,

– la formation : acquĂ©rir les qualitĂ©s nĂ©cessaires Ă  l’insertion professionnelle,

– et l’éducation : former des citoyens. [6]

Aujourd’hui, d’une certaine manière, c’est la deuxième fonction qui est en train, (alors que c’est la première qui longtemps Ă©tait dominante, celle de l’instruction), Ă  cause de la crise Ă©conomique et des angoisses liĂ©es Ă  l’augmentation du chĂ´mage, de prendre le pas sur les deux autres et on a, aujourd’hui, des Ă©lèves de 6ème qui s’inquiètent de l’éventualitĂ© de se retrouver au chĂ´mage. Surtout quand, dans leur famille, dans les quartiers difficiles, comme on dit, les grands frères ou les parents sont au chĂ´mage : nous avons affaire aujourd’hui Ă  des adolescents qui arrivent Ă  l’âge de dix huit ans sans avoir jamais vu un adulte travailler. Petite parenthèse : si ! Ils ont vu deux catĂ©gories d’adultes travailler, les enseignants (mais les enseignants “ travaillent-ils â€ť ? Ils font travailler… ce qui est un tout petit peu problĂ©matique parce que ça permet d’intĂ©rioriser le principe hiĂ©rarchique selon lequel le chef ne fait rien, il fait faire Ă  ses subordonnĂ©s, c’est naturellement une image fausse mais c’est celle-lĂ  qui s’intĂ©riorise), et puis une deuxième catĂ©gorie, c’est celle, par exemple, des femmes de mĂ©nage qui passent la serpillière dans les couloirs. [7]

Quand, arrivĂ© Ă  l’âge de dix-huit ans, on n’a vu que ces deux catĂ©gories d’adultes travailler et que l’on vous demande en plus de choisir un projet professionnel, cela pose dĂ©jĂ  quelques difficultĂ©s. Un de mes Ă©lèves, l’an dernier, Ă©crit : « Les profs nous demandent de dire en quinze jours ce que l’on veut faire pour les quarante prochaines annĂ©es de notre vie [8] Â» et Ă©videmment, ça pose quelques problèmes.

Alors la deuxième fonction, celle de formation, parasite un peu les deux autres. Et, paradoxalement, on s’aperçoit que, Ă  s’obnubiler sur la formation professionnelle, on manque, prĂ©cisĂ©ment, ce qui pourrait constituer les fondements d’une vĂ©ritable formation professionnelle efficace. Alors, pour ce qui est de la question de la socialisation, de la formation Ă  la citoyennetĂ©, je crois que la question qui se pose est celle-ci : le citoyen n’est pas seulement celui qui obĂ©it Ă  la loi, c’est aussi celui qui la fait, avec les autres. Et toute la question est de savoir comment, Ă  l’école, nous pouvons apprendre, pas seulement Ă  obĂ©ir Ă  la loi, mais Ă  la faire avec les autres. Alors, ce n’est pas Ă  des militants de l’OCCE que je vais apprendre comment on construit une classe coopĂ©rative ! Dans ces classes, en effet, les enfants apprennent progressivement Ă  gĂ©rer le temps, l’espace et les activitĂ©s, et leur budget et rĂ©gler les conflits par la parole et non pas par des coups, et ce n’est pas Ă  vous qui faites cela quotidiennement, que je vais apprendre cela. Mais il reste que toutes les classes et l’ensemble de l’Éducation Nationale, surtout dans les collèges et les lycĂ©es, sont loin d’avoir un fonctionnement coopĂ©ratif !

 

Alors, la dĂ©finition du citoyen, c’est ça : c’est celui qui apprend Ă  faire la loi et pas seulement Ă  y obĂ©ir. Et ça aussi, c’est une longue histoire.

C’est-Ă -dire que, pendant des millĂ©naires, ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ce qu’il est interdit de faire est fixĂ© par les “ transcendances â€ť, qu’elles viennent du ciel ou du sol ; elles fixent les règles de comportements sociaux, jusque dans les moindres dĂ©tails. Pour rĂ©gler cette vieille question de la violence, comment ne pas s’entre-tuer, eh bien, il faut obĂ©ir. Il faut obĂ©ir soit Ă  la nature, dans les systèmes religieux au sens anthropologique du terme [9], soit obĂ©ir Ă  Dieu ou aux rois, aux reprĂ©sentants de l’autoritĂ© divine. Or, depuis Socrate, il n’y a plus, ou il n’y a pas de la mĂŞme manière, cette transcendance des normes, des rĂ©fĂ©rences. Alors on entend dire aujourd’hui : « Les jeunes n’ont plus de repères, les gens sont dĂ©semparĂ©s, il n’y a plus de “ grands rĂ©cits â€ť unificateurs… Â», et les gens qui disent ça le dĂ©plorent la plupart du temps. Mais il n’y a pas Ă  le dĂ©plorer ! Il n’y a pas Ă  le dĂ©plorer parce que nous sommes lĂ  confrontĂ©s Ă  cet enjeu fondamental qui est celui d’assumer notre libertĂ© collective. Si nous sommes dĂ©semparĂ©s aujourd’hui par l’effondrement d’un certain nombre d’idĂ©ologies qui ont pu un temps se substituer aux systèmes transcendants religieux antĂ©rieurs, il faut savoir que d’être “ dĂ©semparĂ© â€ť, c’est le contraire d’être " emparĂ© " et que, si je suis " dĂ©s/emparĂ© ", c’est aussi que je suis libre. C’est le contraire d’être “ emparĂ© â€ť par des systèmes sociaux qui ont rĂ©ponse Ă  tout et du coup, je suis renvoyĂ© Ă  ma propre libertĂ©. Alors, ça ne va pas sans dĂ©sarroi, ça ne va pas sans incertitudes, lesquelles provoquent des rĂ©actions identitaires, nationalistes, ça ne va pas sans rĂ©actions idĂ©ologiques ou “ retour du religieux â€ť et on voit bien, aujourd’hui, la difficultĂ© que cette question pose par exemple Ă  la construction de l’Europe.

 

ĂŠtre citoyen, c’est effectivement pouvoir commencer Ă  considĂ©rer l’autre comme un autre soi-mĂŞme. Et si je prends l’exemple du racisme, on s’aperçoit que le racisme n’est pas tant un refus de la diffĂ©rence de l’autre qu’un refus de considĂ©rer que l’autre puisse ĂŞtre un autre soi-mĂŞme. C’est la similitude que l’on refuse dans le racisme et non pas la diffĂ©rence. C’est parce que les juifs ne sont pas des hommes, parce qu’ils sont des untermenschen, que ce sont des “ sous-hommes â€ť, que les nazis peuvent alors se livrer au gĂ©nocide. Si le juif est un homme comme moi, alors il ne peut plus y avoir de racisme. Marcel Conche, un philosophe contemporain, dit : « Un nazi qui aurait Ă©coutĂ© un juif n’aurait plus Ă©tĂ© nazi Â» [10]. C’est ça l’enjeu de la citoyennetĂ© aujourd’hui.

Comment puis-je parler, travailler, m’affronter, coopĂ©rer avec l’autre, en tant qu’il est un autre moi-mĂŞme et comment les diffĂ©rences qui sont les nĂ´tres peuvent servir Ă  nous enrichir mutuellement, Ă  nous fĂ©conder mutuellement plutĂ´t qu’à nous sĂ©parer ?

Je ne sais pas si cette dĂ©finition provisoire peut suffire, mais le citoyen est bien celui qui, en effet, ne se rĂ©fère plus Ă  des idĂ©ologies toutes montĂ©es, Ă  des transcendances prĂ©Ă©tablies et qui doit construire avec les autres citoyens le sens qu’il entend donner Ă  l’existence collective. Alors, question : est-ce que les classes coopĂ©ratives le permettent ? Bien sĂ»r ! Ă€ condition de bien distinguer les rĂ´les respectifs de l’école et de la famille.

 

On entend très souvent, dans les stages, des rĂ©criminations de la part des enseignants Ă  l’égard des familles. Grosso modo, pour caricaturer, au gamin qui se comporte de manière que nous estimons non conforme, nous lui disons : « Est-ce que tu ferais ça chez toi ? Â» C’est Ă  peu près ça : « Qu’est-ce qu’on t’apprend chez toi ? Â»

Se pose en effet la question de la socialisation dans l’école et la question de la socialisation dans la famille. Il y a souvent des confusions, qui malheureusement ne nous aident pas beaucoup Ă  rĂ©soudre le problème. “ DĂ©mission des parents â€ť, dit-on souvent. C’est un discours, un leitmotiv que nous connaissons bien. Alors, c’est un discours qui, moi, m’agace un tout petit peu… Je vous citais Ă  l’instant le cas de ces enfants qui sont les seuls Ă  se lever le matin pour aller travailler, pour aller Ă  l’école ; dans certaines familles, le rapport Ă©conomique lui-mĂŞme est complètement renversĂ© puisqu’ils sont Ă©galement les seuls Ă  rapporter de l’argent, des familles entières ne vivant qu’avec les allocations familiales, le RMI et quelquefois le produit des trafics divers auxquels se livrent les fils aĂ®nĂ©s. Certains responsables d’HLM auxquels on paie le loyer en liquide, savent très bien d’oĂą vient ce liquide. Et les allocations familiales, c’est très intĂ©ressant parce que ça permet au mouflet, dès la 6ème, 5ème, de dire Ă  ses parents : « Ă‰coutez, m’emmerdez pas, parce que sinon je sèche l’école et on vous sucre les allocs ! Â» Il y a parfois une espèce de renversement, de dĂ©structuration du lien familial, dans ses fondements Ă©conomiques mĂŞmes, et on en mesure bien aujourd’hui les ravages.

Je crois que l’école est faite pour apprendre un certain nombre de choses, notamment l’accès à la citoyenneté, que ni la famille, ni la vie sociale extérieure ne peuvent apporter.

Je vais prendre, si vous voulez, le biais d’une anecdote pour faire comprendre cet enjeu. C’est un collègue d’histoire et de gĂ©ographie du collège Romain Rolland de Clichy-sous-Bois, ça se passe il y a une dizaine d’annĂ©es, qui me dit un jour : « Qu’est-ce tu veux que je fasse dans cette classe ? Il me faut au moins dix Ă  vingt minutes pour rĂ©tablir l’ordre, disons que sur une heure, il y a Ă  peu près dix minutes de cours que l’on pourrait considĂ©rer, Ă©ventuellement, pour un certain nombre d’entre eux, comme Ă  peu près rentables. Â» Il a notamment deux Ă©lèves qui, lorsqu’ils entrent dans la classe, immĂ©diatement, dès qu’ils se voient, c’est une rĂ©action quasiment Ă©thologique, se tapent dessus. ça commence par des injures, ils se tapent dessus et quand les poings ne suffisent plus, les couteaux commencent Ă  sortir. Alors, il se trouve que le collègue est assez baraquĂ© et qu’il n’est pas spĂ©cialement timorĂ© et donc il sĂ©pare les combattants alors que le reste de la classe faisait cercle autour. Vous connaissez bien cette scène classique, quand il y a une bagarre dans la cour de rĂ©crĂ©ation ou ailleurs, il y a les spectateurs qui font cercle en criant : « Du sang ! Du sang ! Â» et au besoin certains tiennent le blouson ou le sac des belligĂ©rants et les encouragent : « Tu vas pas te laisser dire ça ! Vas-y, tue-le ! Â», etc.. Donc, ces deux garçons se battent dès qu’ils entrent dans la classe. Alors, je demande Ă  ce collègue : « Ils habitent oĂą tes lascars ?  – Il y en a un, rue Utrillo et l’autre, avenue Paul CĂ©zanne Â» en regardant ses fiches. Je lui dis alors : « Ne cherche pas plus loin, ceux de la rue Utrillo ne mettent pas les pieds sur les trottoirs de l’avenue Paul CĂ©zanne et ceux de l’avenue Paul CĂ©zanne... (c’était Ă  une Ă©poque, il y a une dizaine d’annĂ©e, oĂą les bandes Ă©taient beaucoup plus structurĂ©es par rues ou bâtiments qu’aujourd’hui [11]) ...ne mettent pas les pieds sur les trottoirs de la rue Utrillo. L’école est le seul lieu oĂą ils sont obligĂ©s de se rencontrer. Et qu’ils se battent entre eux, c’est dĂ©jĂ  un progrès par rapport Ă  l’extĂ©rieur ! Peut-ĂŞtre que l’école est d’abord faite pour ça. Pourquoi ? Eh bien, parce que tu vas les obliger Ă  se sĂ©parer, tu les sĂ©pares et tu vas donc les obliger Ă  se parler. Â»

 

Et effectivement, l’école est faite pour faire “ sortir â€ť, Ă©duquer, ça veut dire “ faire sortir de… â€ť [12]. Faire sortir de quoi ? Du milieu familial, de l’identitaire, de l’ethnique, du communautaire, de l’identification Ă  une bande de quartier, etc.. Ils sont obligĂ©s de se parler parce que les procĂ©dures, les règles existent qui enrayent, qui rĂ©priment la violence, et donc, Ă  partir de lĂ , peut-ĂŞtre auront-ils une chance de se dĂ©couvrir mutuellement en tant que, comme je le disais tout Ă  l’heure, autre soi-mĂŞme, d’accĂ©der Ă  l’universel. Alors, ne pas trop s’inquiĂ©ter de ces “ bagarres â€ť, c’est un problème du moment, il sera dĂ©passĂ©, rĂ©glĂ© et puis on passera au moment suivant. Peut-ĂŞtre faut-il, dans un certain nombre d’endroits, en passer par lĂ  ?

 

Mais toute la question est de savoir comment ces règles peuvent se vivre Ă  l’école. Lorsque dans la classe nous instituons la discipline, nous essayons de faire en sorte que les Ă©lèves dĂ©couvrent que : si nous sĂ©parons les “ combattants â€ť, si je fais taire les bavards, c’est pour qu’ils puissent parler. C’est ça le paradoxe de la pĂ©dagogie et de la discipline : je fais taire le bavard pour qu’il puisse parler. Alors, j’ai travaillĂ© dans des classes oĂą en effet, les enfants dĂ©couvrent ça, que toute interdiction n’a de sens qu’à ĂŞtre simultanĂ©ment une autorisation.

Seulement, les deux ou trois cents Ă©lèves que j’ai chaque annĂ©e en classe terminale de lycĂ©e technique n’ont pas du tout encore construit cela et j’ai beaucoup plus de difficultĂ©s dans ces classes de terminale avec des Ă©lèves de dix-huit ans, que je n’en aurais dans un cours prĂ©paratoire ou dans un CE1 ou dans un CE2. C’est-Ă -dire qu’il y a lĂ  un certain nombre de choses qui ont Ă©tĂ© dĂ©truites. Et qui ont Ă©tĂ© dĂ©truites non pas par dĂ©mission des parents, par “ perte des repères â€ť, par l’influence des mĂ©dias : bien sĂ»r, ce qui se passe dans le quartier, dans la famille, dans les mĂ©dias, ce qui se passe dans la sociĂ©tĂ© en gĂ©nĂ©ral a de l’influence, et une influence extrĂŞmement nocive souvent, mais le fonctionnement institutionnel lui-mĂŞme de l’école a aussi une influence tout aussi importante sur cette construction, ou absence de construction, de la citoyennetĂ©. Il n’est pas besoin encore de passer des diplĂ´mes pour procrĂ©er, faire des enfants (mĂŞme si certains y ont songĂ© !), alors qu’en effet, en tant qu’enseignants, en tant qu’instituteurs, professeurs, nous sommes des professionnels de l’éducation et on ne peut pas mettre sur le mĂŞme plan les erreurs Ă©ducatives commises par des professionnels de l’éducation et celle commises par les parents. Il y a donc lĂ  Ă  marquer fortement le rĂ´le de l’école qui est prĂ©cisĂ©ment de reconnaĂ®tre les attaches identitaires, affectives, familiales, ethniques, religieuses, culturelles des enfants, pour qu’ils puissent en sortir, devenir Ă©lèves, leur permettre donc, tout en faisant en sorte que leur propre identitĂ© soit reconnue, de travailler cette identitĂ© pour qu’elle puisse s’articuler avec celle des autres. C’est ça l’enjeu fondamental et la complexitĂ© tout Ă  fait considĂ©rable de ce qui se passe, encore une fois, tout Ă  fait ordinairement, dans une classe d’école primaire, de collège ou de lycĂ©e. Et il nous faut alors entrer dans la description de cette logique institutionnelle de l’école et essayer d’esquisser un certain nombre de pistes qui permettraient de rĂ©pondre Ă  cet enjeu.

 

Je vais directement au plus profond.

Je crois que l’enfant fait l’expĂ©rience, dans l’immense majoritĂ© des cas, dans la classe, d’un pouvoir qui est encore un pouvoir d’essence religieuse. C’est-Ă -dire d’un pouvoir oĂą les diffĂ©rentes fonctions ne sont pas distinctes et articulĂ©es. [13]

 

Par exemple, principe Ă©lĂ©mentaire du droit : nul ne peut ĂŞtre juge et partie. Ce n’est pas le magistrat qui a Ă©tĂ© cambriolĂ© qui peut juger son propre cambrioleur. Sinon, le jugement n’aurait aucune validitĂ© et serait cassĂ©. Nul ne peut ĂŞtre juge et partie, sauf dans la classe, prĂ©cisĂ©ment, oĂą, comme enseignant, je peux ĂŞtre Ă  la fois celui qui a Ă©tĂ© atteint par des injures, par le dĂ©sordre, par l’agressivitĂ© des Ă©lèves et celui qui va les sanctionner. Ă€ partir de lĂ , mĂŞme si la punition que je donne Ă  l’élève est objectivement juste, si elle est adaptĂ©e, Ă©quilibrĂ©e, si je n’enfreins pas l’arrĂŞtĂ© de 1887 qui interdit les châtiments corporels ou humiliants, si j’utilise donc les moyens qui sont Ă  ma disposition pour maintenir l’ordre de manière rationnelle, correcte, eh bien, mĂŞme dans ce cas-lĂ , la confusion des pouvoirs entre juge et partie fait que l’enfant ne peut percevoir la punition que comme la vengeance de celui dont l’autoritĂ© a Ă©tĂ© momentanĂ©ment bafouĂ©e. Il s’agit pour moi de rĂ©tablir mon autoritĂ©, et la perversion induite par la confusion des pouvoirs Ă  l’intĂ©rieur de la classe aboutit Ă  ce que l’enfant apprend Ă  se soumettre Ă  une personne, au lieu que l’élève apprenne Ă  obĂ©ir Ă  la loi.

 

Or, le citoyen n’obĂ©it pas aux autres personnes mais Ă  la loi. Quand je donne un ordre, ce n’est pas moi qui donne un ordre, je ne fais qu’exprimer une règle Ă  un moment donnĂ© nĂ©cessaire pour que nous puissions travailler ensemble. Si les enfants apprennent Ă  se soumettre Ă  quelqu’un au lieu d’apprendre Ă  obĂ©ir Ă  la règle ou Ă  la loi [14], effectivement, ils apprennent la soumission. Et la soumission c’est le contraire de l’obĂ©issance. Montesquieu dĂ©finissait la dĂ©mocratie de cette manière, comme le lieu oĂą l’on peut obĂ©ir et commander Ă  ses Ă©gaux. C’est lĂ  aussi, le principe dĂ©mocratique : celui des hiĂ©rarchies fonctionnelles, des fonctions articulĂ©es. Et donc, si je punis dans cet Ă©tat de confusion des pouvoirs, il y a perversion pour l’enfant et perversion pour moi-mĂŞme aussi. Chacun d’entre nous qui a Ă©tĂ© Ă  mĂŞme de mettre une punition a toujours ressenti, Ă©prouvĂ© un sentiment d’échec personnel. Si je suis obligĂ© de punir les enfants, c’est que mon autoritĂ©, cette image mythique de l’autoritĂ© “ naturelle â€ť dans la classe, a Ă©tĂ© mise en cause, que je n’ai pas Ă©tĂ© capable de maintenir l’ordre. Donc, vous voyez la double consĂ©quence sur l’enfant et sur moi-mĂŞme de cette confusion des pouvoirs, du point de vue du maintien de l’ordre dans la classe.

 

Et cette confusion des pouvoirs a aussi des effets sur l’apprentissage des savoirs. En effet, c’est moi qui enseigne et c’est moi qui juge les rĂ©sultats de cet enseignement. D’oĂą, bien entendu, double perversion encore une fois dans la construction des savoirs pour l’élève et pour moi-mĂŞme, parce que je me juge moi-mĂŞme Ă  travers les rĂ©sultats de mes Ă©lèves. Et le narcissisme de l’enseignant ou du professeur se trouve entretenu par cette image que lui renvoient les bons Ă©lèves et son agressivitĂ© Ă©ventuelle ou son dĂ©pit se trouve entretenu par les Ă©checs des Ă©lèves dont il va ĂŞtre tentĂ© de les rendre responsables. Quelque part en nous, nous nous posons toujours ces questions : mais enfin, s’ils bavardent, c’est que je ne les intĂ©resse pas ! Je suis un mauvais acteur ou je suis un mauvais pĂ©dagogue… avec la culpabilisation liĂ©e Ă  ce genre de situation. Et lĂ , il y a des choses extrĂŞmement graves, il y a des classes qui “ fonctionnent â€ť aujourd’hui comme si l’enseignant n’était pas lĂ , du coup certains enseignants fonctionnent comme si les Ă©lèves n’étaient pas lĂ , comme dans ma discipline, la philosophie, surtout dans les sĂ©ries techniques, oĂą il y a d’excellents collègues qui sont très savants, très compĂ©tents et qui parlent pour les deux ou trois du premier rang pendant que le reste de la classe tape le carton, lit des revues diverses ou fait ses maths pour l’heure de cours suivante… [15]

 

Il n’y a mĂŞme pas d’agressivitĂ© dans le comportement des Ă©lèves, seulement une sorte d’indiffĂ©rence plus ou moins polie, et quand on les rappelle Ă  l’ordre, ils vous rĂ©pondent : « Mais, Monsieur, on vous en prie, continuez (Ă  faire votre cours), vous ne nous dĂ©rangez pas… Â», pendant qu’ils se livrent Ă  leurs propres occupations [16]; ils fonctionnent un peu devant l’enseignant comme devant l’écran de tĂ©lĂ©vision et, quand vous regardez une Ă©mission de tĂ©lĂ©vision vous pouvez toujours vous lever, discuter avec le voisin… Alors certes, en classe, on ne peut pas zapper ! Mais c’est souvent ce comportement qu’ont les enfants et les jeunes devant leurs enseignants. Et l’enseignant, fatiguĂ© des rappels Ă  l’ordre, se rĂ©signe et se met Ă  fonctionner en effet comme si les Ă©lèves n’étaient pas là… Et qu’importe les rĂ©sultats, pourvu que j’ai enseignĂ©, pourvu qu’on ait fait le programme ! Le programme : bon moyen de boucher l’angoisse, boucher les inquiĂ©tudes, pas le temps de discuter, nous avons le programme…

 

Alors, cette situation de confusion des pouvoirs, à savoir que c’est le même qui enseigne et qui juge des résultats de son enseignement, a pour conséquence inévitable, chez les élèves, du côté de l’apprentissage des savoirs, que la recherche de la vérité se trouve transformée en recherche de la conformité.

Si je suis un Ă©lève relativement intelligent, si dans ma famille, j’ai appris par osmose ce qu’il faut faire ou ne pas faire en classe pour pouvoir Ă  peu près rĂ©ussir, ou au moins ne pas avoir d’ennuis, eh bien je vais deviner assez rapidement ce que je crois que l’enseignant attend de moi. Et dans les dissertations de philosophie, c’est : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre sur cette copie qui va “ faire bien â€ťâ€¦ Â» Alors, quand, Ă  la quarantième copie, je lis la mĂŞme citation, le mĂŞme exemple… ! Sur un sujet de bac de l’an dernier, il  avait dĂ» se produire une perturbation dans l’audition du cours parce que, dans certaines copies, c’était « une langueur plus romantique Â» et dans d’autres, c’était « une langueur plus Ă©rotique Â» ! Ă€ propos de la cĂ´te supplĂ©mentaire peinte par Ingres Ă  son odalisque… C’était un sujet sur l’art [17]… Alors, vous vous dites inĂ©vitablement : bon c’est ça, l’apprentissage des savoirs, l’apprentissage de la rĂ©flexion ? C’est la rĂ©citation, la rĂ©gurgitation d’un cours ? L’apprentissage, la recherche de la vĂ©ritĂ© et des mĂ©thodes pour atteindre la vĂ©ritĂ©, dans les sciences notamment et pas seulement dans les sciences, se trouvent remplacĂ©s par la recherche de la conformitĂ©. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre sur cette copie pour avoir une bonne note ?

D’oĂą d’ailleurs la “ pompe â€ť gĂ©nĂ©ralisĂ©e Ă  tous les niveaux de notre enseignement. J’étais, en juin dernier, dans un collège en Seine-&-Marne pour une journĂ©e d’études Ă  laquelle participaient les dĂ©lĂ©guĂ©s de 3ème et de 4ème, les professeurs, les agents, les dĂ©lĂ©guĂ©s parents dans les conseils de classe, et Ă©videmment, le principal, le principal adjoint, les conseillers d’éducation, les surveillants et pendant toute la journĂ©e, c’était vraiment le grand brainstorming ! Et le matin, les Ă©lèves racontaient des choses extrĂŞmement simples. Par exemple, tel professeur donne le mĂŞme sujet de contrĂ´le Ă  deux classes de mĂŞme niveau. Alors les Ă©lèves rendent le devoir, on procède au corrigĂ© et quand les Ă©lèves de la première classe sortent avec le corrigĂ©, ils le communiquent aux autres qui recopient le corrigĂ© et dans la deuxième classe, bien entendu, les rĂ©sultats sont meilleurs que dans la première… Ils ont aussi parlĂ© de bien d’autres problèmes, mais c’était ça le plus fort : « Quand on voit certains qui copient qui ont de meilleures notes que celui qui travaille tout seul… Â». Mon fils Ă©tait en seconde, l’an dernier, et il m’expliquait que dans les interrogations, des Ă©lèves arrivaient avec deux copies : il y a une copie blanche sur laquelle on va Ă©crire son nom, la date..., on va Ă©crire un certain nombre de choses et Ă  la fin de l’heure, ce n’est pas cette copie qu’on rend, c’est celle qui a Ă©tĂ© Ă©crite chez soi, paisiblement au chaud, avant, puisque l’on connaissait dĂ©jĂ  le sujet de l’interrogation. J’ai un ancien Ă©lève qui a Ă©chouĂ© dans une Ă©cole d’ingĂ©nieur que je ne citerais pas : pour des raisons de santĂ©, il arrive quinze jours en retard. Alors, il a Ă©chappĂ© au bizutage, il avait dĂ©jĂ  donnĂ© dans son lycĂ©e professionnel oĂą il Ă©tait interne, il Ă©tait plutĂ´t content, mais il avait Ă©galement ratĂ© la “ bourse â€ť. La bourse, c’est le moment oĂą les Ă©lèves de deuxième annĂ©e vendent aux Ă©lèves de première annĂ©e les sujets des partiels et les corrigĂ©s. Et comme bien entendu, il y a la moitiĂ© des Ă©lèves qui ne passent pas en deuxième annĂ©e, la concurrence est rude ! Et l’ami Gilles est obligĂ© de se dĂ©brouiller par ses propres moyens et il ne passe pas en seconde annĂ©e. C’est intĂ©ressant de voir la manière dont on forme les ingĂ©nieurs, tout au moins dans certains lieux en France…

Alors, il y a tout un tas d’autres problèmes de ce genre, je ne veux pas prolonger trop le propos mais vous voyez que tout se ramène Ă  cette question fondamentale qui est que, malgrĂ© les habiletĂ©s psychologiques, malgrĂ© notre compĂ©tence pĂ©dagogique, dans la mesure oĂą nous fonctionnons dans ce système de confusion des pouvoirs, ce sont les acquisitions des savoirs elles-mĂŞmes qui sont en jeu. Ce sont les règles institutionnelles actuelles qui contreviennent aux principes Ă©lĂ©mentaires du droit : nul ne peut ĂŞtre juge et partie, la loi est la mĂŞme pour tous, on pourrait reprendre tous les principes fondateurs du droit. Dans cette situation de confusion des pouvoirs, en effet, ce n’est pas seulement l’accès Ă  la citoyennetĂ© qui se trouve, sinon rendu impossible, tout au moins très difficile, c’est Ă©galement la construction des savoirs, ce qui est la mission principale de l’école.

 

Alors, on peut essayer de compenser, Ă  l’extĂ©rieur des tâches centrales d’apprentissage. Et en effet, une tendance consiste Ă  dĂ©velopper les clubs, les activitĂ©s pĂ©riscolaires, les journaux lycĂ©ens, les associations... et ce sont des lieux, en effet, oĂą les jeunes peuvent prendre des initiatives, des responsabilitĂ©s et qui du point de vue de leur propre formation peuvent leur ĂŞtre extrĂŞmement utiles. Mais il est vrai aussi que, lorsque les Ă©lèves prennent des responsabilitĂ©s, le conseiller d’éducation voit arriver les responsables des journaux ou autres clubs aux alentours de fĂ©vrier-mars en disant : « Mes parents disent que le bac approche, que je ferais peut-ĂŞtre mieux de rĂ©viser plutĂ´t que de m’occuper du journal ou du club théâtre ou de ceci ou de cela… Â». Encore une fois, ces initiatives qui sont prises Ă  la pĂ©riphĂ©rie, ou Ă  la marge du système scolaire, peuvent ĂŞtre très utiles pour un certain nombre d’élèves qui ne se laissent pas dĂ©truire et se dĂ©couvrent des capacitĂ©s grâce Ă  tout ce qu’ils peuvent rencontrer comme occasion de vie associative Ă  l’extĂ©rieur de l’école ou dans l’école. Mais cela ne se passe pas dans le cadre des cours, dans la fonction centrale de l’école, et c’est très utile pour eux mais ce n’est pas validĂ© dans le cursus, ça n’a aucune espèce d’importance, ça n’est pas mentionnĂ© sur le livret scolaire. D’une part, ça n’est pas validĂ© dans le cursus, et d’autre part ces capacitĂ©s d’initiatives se trouvent souvent dĂ©veloppĂ©es en contradiction avec la logique de fonctionnement institutionnel de la classe.

 

Et c’est bien dans la classe, dans le rapport de l’enseignant Ă  ses Ă©lèves, que se pose la question centrale que je viens d’essayer de rĂ©sumer. Alors on va entrer dans quelques minutes dans quelques perspectives de solution, mais, encore une fois, nos efforts psychologiques, nos habiletĂ©s, nos compĂ©tences pĂ©dagogiques, dans la mesure oĂą ils s’inscrivent dans ce fonctionnement institutionnel de confusion des pouvoirs, ne font que renforcer sa pseudo-Ă©vidence. Il y a un danger majeur qui consisterait Ă  “ enrober la pilule â€ť par rapport aux exigences que comportent en eux-mĂŞmes les apprentissages des savoirs.

 

On pourrait citer un tas d’exemples d’ordre pédagogique. Il y a également du point de vue de la discipline, du régime des sanctions du comportement, toute une tendance qui consiste à tolérer un certain nombre de choses jusqu’au moment où cela devient totalement intolérable, et où, effectivement, on est obligé d’avoir recours à des sanctions beaucoup plus fortes. C’est très fréquent, dans les établissements, qu’il n’y ait pas de continuité, de gradation entre le simple avertissement ou à la rigueur l’heure de colle, et l’exclusion. Toute une série de comportements sont inaperçus dans le fonctionnement ordinaire de l’école et ne sont pas pris en compte.

Deux exemples. Un de mes Ă©lèves me racontait, il y a trois semaines, ceci : quand il Ă©tait au collège, il avait crachĂ© dans la cour de rĂ©crĂ©ation, il ne savait pas que c’était interdit de cracher par terre (on pourrait mettre des Ă©criteaux, comme jadis : “ Interdit de cracher par terre et de parler au machiniste â€ť !) ; un pion le voit : deux heures de colle. Trois jours après, il se fait casser la figure par des caĂŻds de troisième et, malgrĂ© sa plainte, il ne se passe rien. Il ne peut pas y avoir de construction cohĂ©rente de la citoyennetĂ© ou de la loi dans une situation oĂą lorsque, alors que j’ai Ă©tĂ© victime de violences tout Ă  fait condamnables, il ne se passe rien, et oĂą, parce que j’ai crachĂ© par terre ou refusĂ© d’enlever ma casquette, je me retrouve avec deux heures de colle. Toutes ces incohĂ©rences tissent le quotidien de l’école et ont Ă©videmment beaucoup plus de poids que nos discours moralisant.

Deuxième exemple, une bagarre dans une cour de rĂ©crĂ©ation, c’est banal ça ! SaĂŻd, Ă©lève de troisième, voit de loin son petit frère qui est en sixième se faire agresser. Alors, son sang ne fait qu’un tour, il se prĂ©cipite sur l’agresseur : dix-sept points de suture et huit jours d’hospitalisation pour l’agresseur du petit frère. Alors, comme SaĂŻd s’était dĂ©jĂ  signalĂ© par son comportement auparavant, le massacre le conduit devant le conseil de discipline, qui devient inĂ©vitable, et il ira terminer sa troisième dans un autre collège. Quand, dans un stage de formation de chefs d’établissement, la principale raconte cette histoire, nous aurons tous les renseignements nĂ©cessaires qui nous permettront de comprendre d’oĂą vient la violence de SaĂŻd : le père maghrĂ©bin, extrĂŞmement violent Ă  son Ă©gard, le petit frère prĂ©fĂ©rĂ© de sa mère [18], qui rĂ©ussit Ă  l’école, dont il est extrĂŞmement jaloux, et on peut s’apercevoir en effet que l’agresseur qui agresse le petit frère est en train de faire ce que lui rĂŞve de faire au petit frère ! Et donc pour compenser la culpabilitĂ© due au sentiment de jalousie qu’il Ă©prouve Ă  l’égard de son petit frère, eh bien, il va le dĂ©fendre, et donc il se retrouve, de son point de vue, exclu parce qu’il a dĂ©fendu son petit frère ! On aura toutes les explications psychologiques nĂ©cessaires, mais, dans ce stage, j’ai invitĂ© Ă  revenir Ă  la question sous l’angle juridique : est-ce que quelqu’un, dans ce conseil de discipline, ou mĂŞme avant, a dit Ă  SaĂŻd que, dans un premier temps, il avait eu raison de faire ce qu’il avait fait ? Or, n’importe quel citoyen, tĂ©moin de l’agression de quelqu’un d’autre, a non seulement le droit mais le devoir d’intervenir, dans la mesure de ses moyens, pour faire cesser l’acte dĂ©lictueux ou l’agression. Et dans les journaux on peut souvent lire les rĂ©cits de gens qui ont Ă©tĂ© agressĂ©s, dans le mĂ©tro par exemple, et qui vous disent : « Il y avait lĂ  trois cents personnes qui n’ont pas boug酠». Telle Ă©lève se fait agresser Ă  cinq heures, Ă  la sortie du lycĂ©e Ă  un moment oĂą il y a deux ou trois cents Ă©lèves qui attendent les cars qui les emmèneront dans tous les bleds de Seine-&-Marne. J’enseigne dans un lycĂ©e Ă  Meaux. Et cette Ă©lève, dans son rĂ©cit, Ă©crit : « Tout le monde attendait les cars, personne n’a bougĂ© Â» [19]. La passivitĂ© est synonyme de complicitĂ©. Alors, Ă  propos de cette bagarre de cour de rĂ©crĂ©ation, est-ce que quelqu’un a dit Ă  SaĂŻd qu’il avait eu raison dans un premier temps et qu’il ne pouvait ĂŞtre puni que parce que sa violence avait Ă©tĂ© au-delĂ  de la violence de neutralisation, violence policière au sens lĂ©gitime du terme, pour basculer dans, ce qui arrive malheureusement aussi Ă  des policiers, la bavure ? La sanction ne peut porter que sur ce basculement, sur le fait qu’il s’est laissĂ© emporter par sa propre violence.

D’autre part, l’agresseur : alors Ă©videmment, il est Ă  l’hĂ´pital, on peut estimer que c’est une sanction suffisante, mais peut-ĂŞtre qu’il y a, mĂŞme symboliquement, Ă  lui indiquer, ainsi qu’à SaĂŻd, qu’il est Ă  l’origine du conflit, que “ c’est lui qui a commencĂ© â€ť ! Quant au cercle des “ bons Ă©lèves â€ť qui entourent, que le pion a Ă©tĂ© obligĂ© de fendre pour sĂ©parer les combattants et faire cesser le massacre, ces “ bons Ă©lèves â€ť qui entourent et qui encouragent, qui crient : « Du sang ! Du sang ! Â», qui les mettra en cause ? Leur responsabilitĂ© est plus importante que celle de SaĂŻd qui lui, au moins, essaye de faire quelque chose. Et donc, si on exclut SaĂŻd, que faut-il faire des autres dont la responsabilitĂ© est, juridiquement, plus importante ? Alors, effectivement, le chef d’établissement me regardait avec des yeux ronds en disant : « Cela rend les choses un peu plus compliquĂ©es… Â». La construction de la loi, c’est en effet tout Ă  fait compliqué… [20]

 

Si on revient un petit peu à ce que je disais tout à l’heure sur les marges et le centre, les élèves en effet, aujourd’hui, ont des pouvoirs, des droits, et ils ne les utilisent pas. Il y a toute une rafale de textes qui, suite au mouvement des lycéens en 1990, ont été pris par le Ministère sur les droits et devoirs des lycéens, sur les droits d’expression, d’association... et on s’aperçoit qu’il est probable qu’il y a moins de 3% des lycéens qui se servent de ces droits qui leur sont accordés. Et c’est peut-être parce que ces droits et ces pouvoirs portent, finalement sur l’accessoire.

Encore une fois, je ne mĂ©prise pas du tout cet accessoire, c’est un moyen de compensation et d’apprentissage des responsabilitĂ©s civiques. En ce qui me concerne, c’est effectivement dans la vie associative, dans un mouvement de jeunesse, dès la classe de 3ème, et plus tard dans un mouvement d’éducation populaire, que j’ai appris un certain nombre de choses que ni l’école ni la formation d’enseignants ne m’ont appris. Donc, je ne mĂ©prise pas du tout ce pĂ©riscolaire, tout ce qui est lieux oĂą les enfants et les adolescents peuvent apprendre Ă  prendre des responsabilitĂ©s. Mais ça ne porte pas sur ce qui fait l’essentiel de la fonction de l’école, c’est-Ă -dire l’enseignement ; et lĂ  je prends souvent l’exemple des notes, pour montrer que, sur cette fonction centrale, les Ă©lèves n’ont aucune espèce de pouvoir ; MickaĂ«l, en terminale E, Ă©crit ceci : « J’étais en première, nous avions un compte rendu de travaux pratiques Ă  rendre en physique. Un copain Ă  moi avait oubliĂ© de le faire. Je lui ai donc – admirez le “ donc â€ť – passĂ© le mien. Il l’a recopiĂ© texto, nous avons donc rendu le mĂŞme devoir au professeur. Le professeur les a corrigĂ©s. RĂ©sultats des courses : moi, MickaĂ«l 2/20 et Fabien 16/20. Je ne comprends pas ! Â». Alors quand MickaĂ«l me raconte ça, je lui dis (c’est ce qu’on appelle, en droit, l’obligation de la preuve) : « Tu me fais des photocopies des deux devoirs corrigĂ©s Â», photocopies que j’ai, bien entendu, obtenues. Alors quand je dis que les Ă©lèves n’ont aucun pouvoir, ça tient en ceci : qu’il n’existe aucune espèce de procĂ©dure qui puisse permettre Ă  MickaĂ«l de poser la question Ă  son professeur et de faire rectifier la note. Bien sĂ»r je lui ai posĂ© la question : « Tu as Ă©tĂ© voir le professeur, tu as essayĂ© de discuter avec lui ? –- J’ai demandĂ© des explications au professeur qui m’a dit que mon compte rendu Ă©tait incomplet et m’a demandĂ© de le refaire pour la semaine suivante. Et je ne l’ai pas refait, je n’avais rien Ă  ajouter Ă  ce compte rendu Â». Et je lui dis : « Donc tu as gardĂ© ton 2 ? – Ben oui, on n’y peut rien, c’est comme ça Â» [21]. L’intĂ©riorisation du “ on n’y peut rien, de toute façon ce n’est pas la peine de discuter, les professeurs ont toujours raison... â€ť est massive chez les Ă©lèves. C’est, très prĂ©cisĂ©ment, ce que l’on peut appeler – MickaĂ«l a dix huit ans, il est dĂ©jĂ  citoyen – une rĂ©signation. Il n’existe dans le fonctionnement institutionnel aucune procĂ©dure qui pourrait permettre de traiter ce conflit, qui est un litige au sens juridique du terme, un litige d’ordre “ civil â€ť. Il n’y a aucune instance devant laquelle MickaĂ«l pourrait porter le problème. Et j’insiste : « Tu as dit au professeur qu’il y avait une copie identique Ă  la tienne qui avait 16/20 ? – Eh bien non, je ne suis pas fou quand mĂŞme : Fabien se serait retrouvĂ© avec un zĂ©ro puisqu’il avait copiĂ© sur moi ! Â». Et je lui dis : « Et probablement toi aussi en tant que complice… Mais tu aurais pu t’adresser au professeur en disant : “ Bon voilĂ , on a copiĂ©, Fabien a copiĂ© sur moi, on a zĂ©ro tous les deux, cette question Ă©tant rĂ©glĂ©e, expliquez-nous comment vous notez. â€ť Â» Et peut-ĂŞtre – parce que ces histoires-lĂ , ça m’arrive aussi ! –, comme professeur, j’aurais pu expliquer : « Eh bien Ă©coutez, je ne sais pas, il devait ĂŞtre trois heures du matin, il fallait rendre les copies le lendemain, j’étais un peu fatiguĂ©, j’étais distrait, on va refaire ça, je re-note, et voilà… Â» Et je dis donc Ă  MickaĂ«l : « Tu ne peux faire reconnaĂ®tre ton droit que si tu reconnais tes propres erreurs et tes propres fautes Â».

La question des procĂ©dures c’est très important : Ă  quoi sert un règlement si je n’ai pas la mĂ©thode pour le faire appliquer ? Nous avons des règlements intĂ©rieurs d’établissements, nous n’avons pas le code de procĂ©dure qui va avec. Il y a dans la sociĂ©tĂ© un code pĂ©nal et un code de procĂ©dure pĂ©nale, il y a un code civil, il y a un code de procĂ©dure civile. Il n’y a pas avec le règlement intĂ©rieur, un code de procĂ©dure qui permettrait de savoir comment, effectivement, on peut rĂ©aliser par exemple les nobles objectifs du prĂ©ambule ou bien, concrètement, en effet, comment sont fixĂ©es les punitions et par qui.

 

Et cette absence de code de procĂ©dure provoque parfois des violences tout Ă  fait prĂ©cises. Une Ă©lève Ă©crit un texte oĂą elle explique qu’il y a deux ans, elle avait vu un professeur se faire insulter et frapper par deux Ă©lèves qui avaient eu une mauvaise note [22]. C’était Ă  la fin du cours… C’est toujours dans les interstices, au moment oĂą les autres classes attendent, que les Ă©lèves viennent demander des explications. C’est lĂ  qu’ils l’ont alpagué… C’est toujours au moment oĂą on n’a Ă©videmment pas le temps que les Ă©lèves viennent vous voir en disant : « Monsieur on n’a pas compris tel truc Â», il faudrait presque rĂ©-expliquer le cours dans le cadre de l’interclasse ! Ă€ la fin du cours, ces deux Ă©lèves Ă©taient allĂ©s voir le professeur et il leur avait rĂ©pondu que le cours n’avait pas Ă©tĂ© appris. « Tu n’as pas appris ta leçon ! Â» Les Ă©lèves ont rĂ©pondu, ont commencĂ© Ă  traiter le professeur de tous les noms. Celui-ci a rĂ©pliquĂ©, bien entendu. Ils en sont venus aux mains. Comme ils Ă©taient deux, le professeur a terminĂ© Ă  l’infirmerie.

OĂą est l’erreur, ici ? IndĂ©pendamment mĂŞme de l’absence de procĂ©dures de règlement des litiges ? Bien entendu, les Ă©lèves sont dans leur tort, ils vont passer en conseil de discipline. Mais l’origine du conflit est dans la simple et banale affirmation du professeur : « Tu n’as pas appris ta leçon ! Â». En droit, c’est ce qu’on appelle une affirmation sans preuve. En rĂ©alitĂ©, il n’en sait rien. De mĂŞme quand nous disons que tel ou tel Ă©lève “ ne travaille pas â€ť. Nous avons des quantitĂ©s d’élèves, quand on leur demande : « Mais tu as appris ta leçon ? Â», qui vous rĂ©pondent : « Mais oui, Monsieur, je l’ai apprise ! Â» C’est-Ă -dire qu’en effet, il a passĂ© deux heures sur ses notes de cours, sur son bouquin et puis au bout de deux heures, il ne lui reste que de la poussière dans la cervelle. Il n’en reste rien parce qu’il ne sait pas ce que c’est qu’apprendre une leçon et d’ailleurs, on ne lui a jamais expliquĂ© en quoi consistait apprendre une leçon, Ă  anticiper sur les questions du professeur, trier l’essentiel de l’accessoire, se reconstruire une problĂ©matique et un certain nombre de rĂ©ponses, etc..

Donc, vous voyez, il y a des choses dans le tissu le plus banal, le plus dĂ©risoire de la classe : « Tu n’as pas appris ta leçon ! Â». Je n’ai pas le droit de dire cela. Du point de vue juridique, je n’en ai pas le droit ; mĂŞme si dans 95% des cas, bien sĂ»r, mon intuition est juste, il reste les 5% et c’est bien une affirmation sans preuve. Je n’ai que le droit de dire : « Si tu as appris ta leçon, alors cet apprentissage a Ă©tĂ© inefficace, tu t’y est mal pris et je vais t’expliquer comment faire pour apprendre tes leçons Â». Et puisque nous sommes dans l’interclasse, qu’ils ont un autre cours, qu’une autre classe m’attend, je peux les renvoyer au moment prĂ©vu dans l’emploi du temps pour le règlement de ces litiges et ces explications… Ă€ condition que ces moments de rĂ©gulation, les instances de règlement des litiges soient effectivement prĂ©vus ! Sinon je suis rĂ©duit au face-Ă -face, en effet parfois violent.

Les affirmations sans preuve, les jugements moralisants portĂ©s sur la personne mĂŞme de l’élève, pullulent lors des conseils de classe et, plus grave, sont portĂ©s, Ă©crits sur les bulletins et les livrets : or, dans ces situations, les Ă©lèves peuvent entendre qu’ils sont jugĂ©s, et parfois sanctionnĂ©s, non pas Ă  cause de ce qu’ils ont fait, ou n’ont pas fait ( ! ) mais de ce qu’ils sont. Et je n’ai pas le droit de punir quelqu’un Ă  cause de ce qu’il est, mais seulement Ă  cause de ce qu’il a, personnellement, commis, et pour un acte dont la preuve est apportĂ©e au cours de l’instruction. C’est d’autant plus important que je remplis en effet une fonction de magistrature lorsque j’évalue [23] ou que je sanctionne [24], et c’est donc bien le moins que je respecte la dĂ©ontologie de cette fonction.

 

Si la punition et l’évaluation apparaissent comme laissĂ©es Ă  l’arbitraire des professeurs, il est doublement impossible que se construisent la loi et les savoirs. Dans telle classe on est puni si on n’enlève pas sa casquette et dans un autre cours, c’est permis, ou le professeur ne le voit mĂŞme pas… C’est ça le fonctionnement du collège : de 8 heures Ă  10 heures, on a intĂ©rĂŞt Ă  se tenir tranquille, c’est une peau de vache, de 10 Ă  11, c’est le chahut, on fait ce qu’on veut, etc.. Et en plus, de 8 heures Ă  10 heures, il faut s’intĂ©resser Ă  la bataille de Marignan, de 10 Ă  11, il faut se passionner pour la reproduction des oursins, de 11 Ă  12, il faut jouer au basket ou au volley, et Ă  chaque heure ĂŞtre “ motivĂ© â€ť ! C’est ce morcellement, cette dĂ©structuration des savoirs et de la “ loi â€ť qui tissent le quotidien de l’école, et, effectivement, lĂ  dedans, construire une cohĂ©rence, construire quelque chose d’un peu solide, ça devient extraordinairement difficile et donc, on se faufile : il s’agit de “ passer entre les mailles du filet â€ť, de “ ne pas se faire remarquer â€ť, de “ faire semblant de s’intĂ©resser â€ť pour ne pas avoir d’ennuis de la part des profs tout en veillant Ă  ne pas passer pour un “ fayot â€ť ou un “ bouffon â€ť aux yeux des camarades !

Et nous prenons, Ă  l’école, cette habitude bien française de considĂ©rer que l’application du règlement est une punition en soi : « Oh non ! M’sieur ! Â» vous connaissez bien cette tendance, souvent exaspĂ©rante, qu’ont les adolescents Ă  vouloir “ nĂ©gocier â€ť sans arrĂŞt, et lorsque j’accède Ă  leur demande, c’est toujours sur le mode de la concession, ou bien lorsque je me crispe sur mes exigences, il y a quelque chose qui est vĂ©cue par les Ă©lèves – et par moi ! – comme un rapport de force, comme un face-Ă -face sans fin… Quand on entend parler librement des Ă©lèves ou des enseignants de ce qui se passe en classe, c’est bien ce rapport de force qui caractĂ©rise essentiellement les relations, dans le fonctionnement quotidien ordinaire de la classe. Il faut “ s’imposer â€ť ! Au dĂ©but, “ serrer la vis ! â€ť Après, on peut relâcher…

 

La question de l’autoritĂ© n’est vue que comme une question de dosage, de quantitĂ© : est-ce qu’il faut ĂŞtre plus ou moins autoritaire ou plus ou moins libĂ©ral ? Alors que la question est celle du fondement de la loi : qu’est-ce qui justifie, rationnellement ou moralement telle ou telle règle ? [25] Toute infraction mĂ©rite punition et rĂ©paration, c’est aussi un principe Ă©lĂ©mentaire du droit ! Ă€ condition bien sĂ»r que cette punition apparaisse comme l’effet lĂ©gal d’un comportement illĂ©gal et non pas comme le rĂ©sultat de mon arbitraire ou de mon humeur. Tel jour, je supporterais cela et tel autre jour, je ne supporterais plus parce que je serais fatigué…

Dans un système de procĂ©dures, dans un système de règles, Ă©volutif bien sĂ»r, parce qu’il faut que le règlement intĂ©rieur prĂ©voit aussi les conditions de ses propres modifications – ça aussi, c’est extrĂŞmement important –, je me trouve protĂ©gĂ©, je peux toujours perdre mon sang-froid quand je suis enseignant, mais les procĂ©dures de rĂ©parations existent. N’importe lequel d’entre nous ne peut pas prĂ©tendre ĂŞtre toujours et partout d’humeur Ă©gale et vigilante : il nous arrive, en effet, d’être fatiguĂ©s et de commettre des injustices et c’est donc bien pour cela qu’existent des règles. Je peux me tromper en corrigeant des copies. Mettre 2 Ă  cette copie et 16 Ă  l’autre parce que, en effet, il Ă©tait deux heures du matin et que je n’avais pas fini et que j’étais abruti. Nous savons, parce que nous sommes adultes et que nous sommes citoyens, nous savons rĂ©parer les Ă©ventuelles infractions que nous pouvons commettre. En tant qu’adultes, nous savons bien que nous ne sommes pas parfaits. Et nous n’allons pas nous mettre Ă  culpabiliser parce que nous ne coĂŻncidons pas avec cette image de l’adulte parfait, idĂ©al, “ apte Ă  la relation â€ť, Ă  l’écoute, Ă  la comprĂ©hension… Vous connaissez tout ce discours faussement “ psy â€ť : il faut se former Ă  la relation, etc. Je ne veux pas du tout dire qu’il est inutile de se former psychologiquement bien sĂ»r ! et Ă  la dynamique des groupes, etc., mais Ă©tant donnĂ© le nombre d’enseignants que nous sommes, il est hors de question d’attendre que tout le monde soit parfait pour que l’institution puisse fonctionner.

 

Ce qui caractĂ©rise une institution, c’est prĂ©cisĂ©ment qu’elle doit pouvoir fonctionner quelles que soient les qualitĂ©s et les dĂ©fauts des acteurs. Avec cette diffĂ©rence que mes erreurs, mes infractions (une torgnole par exemple), ne peuvent pas ĂŞtre mises sur le mĂŞme plan que celles des Ă©lèves, puisque, prĂ©cisĂ©ment, je suis majeur et citoyen et qu’eux ne le sont pas encore. Qu’il y ait des procĂ©dures permettant le rĂ©tablissement de la loi lorsqu’elle est transgressĂ©e : ce n’est pas très grave que telle ou telle règle soit quelquefois transgressĂ©e, s’il y a rĂ©paration, ce qui est grave, c’est quand la loi est niĂ©e. Et elle est niĂ©e quand elle est remplacĂ©e par l’arbitraire personnel et le jeu des rapports de force, de la violence quelquefois, quand je prĂ©tends, après avoir flanquĂ© une claque, avoir eu raison de le faire…

 

Mes erreurs en tant qu’adulte ne peuvent pas ĂŞtre mise sur le mĂŞme plan que celles des enfants puisque les enfants sont encore dans un Ă©tat d’ignorance lĂ©gitime. Tout le paradoxe de l’éducation Ă  la citoyennetĂ© rĂ©side prĂ©cisĂ©ment en cela, que nous avons affaire Ă  des enfants, des adolescents, qui sont dĂ©jĂ  sujets de droit mais qui ne sont pas encore des citoyens. Nul n’est censĂ© ignorer la loi, oui, Ă  partir de 18 ans !

Donc, quand on se plaint du comportement anarchique, dĂ©viant ou violent de tel Ă©lève, d’une certaine manière, on inverse le droit ! D’ailleurs qu’arrive-t-il dans les faits, et dans l’immense majoritĂ© des cas, au professeur qui flanque une claque Ă  un Ă©lève – ça n’arrive jamais ! – et Ă  l’élève qui frappe un professeur ? Or, ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Code PĂ©nal, pour un mĂŞme acte dĂ©lictueux ou criminel, un mineur est moins lourdement sanctionnĂ© qu’un majeur… Et l’élève vient Ă  l’école prĂ©cisĂ©ment parce qu’il est encore ignorant, et des savoirs, bien sĂ»r, et des lois : nos deux bagarreurs du collège de Clichy-sous-Bois de tout Ă  l’heure, ils viennent Ă  l’école pour apprendre ça : qu’on n’a pas le droit de se taper dessus pour rĂ©gler un conflit. Tout le paradoxe de la pĂ©dagogie, tout le paradoxe du fonctionnement institutionnel de l’école, est lĂ  : dans la tension constitutive de l’éducation entre le “ dĂ©jĂ  â€ť – les enfants sont dĂ©jĂ  sujets de droit – et le “ pas encore â€ť – ils ne sont pas encore citoyens. Ne pas perdre de vue l’extraordinaire complexitĂ© que ça peut reprĂ©senter. Et c’est une banalitĂ© que la sagesse populaire connaĂ®t bien : c’est en forgeant qu’on apprend Ă  devenir forgeron, c’est en faisant qu’on apprend Ă  faire. Kant avait dĂ©jĂ  dit cela : « On ne peut apprendre Ă  vivre en libertĂ© que si on a Ă©tĂ© placĂ© en libertĂ© Â» [26]. Et l’apprentissage de la loi, c’est l’apprentissage de la libertĂ©, de mĂŞme que l’apprentissage des savoirs, c’est l’apprentissage de la raison.

 

Mais ça, c’est ce qui fait le tissu quotidien de votre travail Ă  l’OCCE. J’insiste seulement sur cet aspect : comment introduire dans le fonctionnement institutionnel de la classe ou de l’établissement la sĂ©paration des pouvoirs, la distinction plutĂ´t et l’articulation des pouvoirs dont parlait Montesquieu comme fondement de la dĂ©mocratie ? Comment, dans les procĂ©dures de validation, dans les notes, dans les bulletins, dans les livrets scolaires, dans les dĂ©cisions de passage d’une classe Ă  la classe supĂ©rieure, comment, en effet, pourrait-on dĂ©barrasser les enseignants de la nĂ©cessitĂ© d’avoir Ă  juger leurs propres Ă©lèves ? Des procĂ©dures existent, sont possibles, sont Ă  inventer et ça ne coĂ»terait probablement pas un sou de plus Ă  l’Éducation Nationale.

 

La question est que je travaille dans un Ă©tablissement, et beaucoup d’entre vous aussi sans doute, oĂą cette distinction des pouvoirs n’existe pas. Et donc si je suis tout seul dans ma classe, je peux quand mĂŞme essayer de travailler cette question avec mes Ă©lèves ; c’est d’ailleurs ce que je fais : je mets sur les bulletins scolaires des notes “ bidons â€ť, depuis plus de vingt ans. Tout le monde le sait, personne ne m’a jamais rien dit, y compris les inspecteurs. [27]

J’explique mes “ ruses â€ť aux Ă©lèves dès le dĂ©but de l’annĂ©e, et leur dis : « Cette question Ă©tant rĂ©glĂ©e, comme vous avez envie de ne pas perdre de points au bac Ă  cause de la dissertation, et bien vous allez vous entraĂ®ner et je noterai comme je noterais le jour du bac. Â» Alors Nathalie, dĂ©sespĂ©rĂ©e, vient me voir, je lui ai mis 3 : « Mais Monsieur, j’y ai passĂ© mon dimanche entier… Â». Je dois alors lui expliquer que ce qu’elle a Ă©crit n’est pas une dissertation de philosophie. La logique de l’école, ce n’est pas celle du salariat, on n’est pas “ payĂ© â€ť au temps passĂ© Ă  la tâche, on est payĂ© Ă  la qualitĂ© du produit quel que soit le temps mis Ă  le produire, s’il s’agit d’un devoir fait Ă  la maison. C’est la logique de l’artisanat. L’inconvĂ©nient, c’est qu’ils savent que les enseignants sont des salariĂ©s. Et que, pour celui qui se “ dĂ©fonce â€ť pour eux ou pour celui qui s’en fout, les traitements sont les mĂŞmes Ă  la fin du mois. C’est une petite contradiction intĂ©ressante comme ça Ă  pointer au passage….

 

Alors quelles procĂ©dures qui permettraient de distinguer enfin clairement les rĂ´les d’entraĂ®neur et d’arbitre ou de juge ? Si j’ai un autre collègue de la mĂŞme discipline que moi qui est d’accord sur cette nĂ©cessitĂ©, alors, Ă  intervalles rĂ©guliers, tous les mois, tous les deux mois, toutes les six semaines, toutes les semaines, enfin peu importe, nous Ă©changeons nos copies anonymĂ©es. Les notes portĂ©es sur le bulletin, les seules rendues publiques, notamment auprès des parents seront les notes donnĂ©es Ă  ces devoirs et donc, ce n’est pas moi qui jugerais mes propres Ă©lèves. On pourrait d’ailleurs Ă©tendre ce système et supprimer complètement le baccalaurĂ©at. Ce qui permettrait quelques milliards d’économies qui pourraient ĂŞtre investis ailleurs dans le système Ă©ducatif plus utilement. Enfin supprimer le baccalaurĂ©at en tant qu’épreuve finale qui mobilise la France entière, et la tĂ©lĂ©vision nous Ă©pargnerait les acadĂ©miciens commentant les sujets de philosophie et qui dĂ©truisent en quelques minutes le lent patient travail des professeurs par un certain nombre d’absurditĂ©s. Cette cĂ©rĂ©monie rituelle, qui met la France en transes et qui n’a d’ailleurs jamais sĂ©rieusement vĂ©rifiĂ© les connaissances rĂ©elles de qui que ce soit, pourrait ĂŞtre avantageusement remplacĂ©e par des procĂ©dures qui prĂ©serveraient l’anonymat, juridiquement nĂ©cessaire. C’est un peu compliquĂ© Ă  mettre en place mais ce n’est pas impossible. Je connais des Ă©tablissements oĂą ça fonctionne dĂ©jĂ  comme ça. ça, c’est du point de vue de l’évaluation, plus exactement de la validation rĂ©gulière des acquis. [28]

 

Une procĂ©dure de distinction des pouvoirs est Ă©galement nĂ©cessaire du point de vue de la discipline, du point de vue du maintien de l’ordre. Je connais des collèges, au moins trois, oĂą existent des tentatives en ce sens, et un lycĂ©e oĂą le proviseur essaye de persuader son conseil d’administration de mettre en place ce type de procĂ©dures en utilisant la proposition 124 du Nouveau Contrat pour l’École de Bayrou [29] ; cela revient Ă  instituer une sorte de tribunal de police hebdomadaire oĂą un certain nombre de gens tranchent les litiges qui leur sont soumis. Tribunal de police ou tribunal d’instance selon qu’il s’agit du pĂ©nal ou du civil. Dans un collège de Seine-&-Marne, par exemple, cette instance est composĂ©e d’un parent d’élève, d’un enseignant, d’un agent, d’un dĂ©lĂ©guĂ©-Ă©lève, et du conseiller d’éducation. Le conseiller d’éducation, c’est en quelque sorte lui qui tient la jurisprudence et assure la cohĂ©rence des dĂ©cisions, dans la mesure oĂą les autres membres sont Ă  chaque fois diffĂ©rents et tirĂ©s au sort parmi les reprĂ©sentants au conseil d’administration et leurs supplĂ©ants. Ils se rĂ©unissent tous les quinze jours et regardent tous les litiges qui leur sont soumis aussi bien par les agents, les Ă©lèves que les professeurs... [30] 

Une difficultĂ© dans le fonctionnement habituel des Ă©tablissements est que les Ă©lèves savent qu’il y a deux catĂ©gories d’adultes : ceux qui ont le droit de les punir et ceux qui n’en ont pas le droit. Petite scène dans un collège du Val-de-Marne : je vais avec mes collègues rejoindre la salle du stage Mafpen, en dehors des heures de mouvement, et subitement une classe de 6ème ou 5ème dĂ©vale l’escalier en courant, sans doute un professeur absent ; au palier intermĂ©diaire, une femme de mĂ©nage est en train de passer la serpillière, et, cela dure une demie seconde, un des derniers Ă©lèves se retourne et crache au pied de la femme de mĂ©nage, et hop !, aussitĂ´t fout le camp. Pas le temps de rĂ©agir, il a dĂ©jĂ  disparu. J’ai Ă©tĂ© le seul, avec la femme de mĂ©nage bien sĂ»r, Ă  voir la scène. Eh bien, il n’y a dans nos Ă©tablissements aucune procĂ©dure qui permette Ă  cette femme de mĂ©nage d’obtenir la punition de cet Ă©lève, ou alors cela ne relèverait que de la bonne volontĂ© de l’intendant ou de l’agent-chef ou mĂŞme du chef d’établissement. Le chef d’établissement peut ou non donner suite, Ă  sa plainte Ă©ventuelle, et, en tout cas elle ne peut pas punir l’élève elle-mĂŞme. Or, une institution ne peut pas seulement fonctionner Ă  la bonne volontĂ© de ses acteurs. Un Ă©tablissement scolaire, c’est une institution. Dans les Ă©tablissements oĂą “ Ă§a marche mal â€ť, on constate souvent Ă  l’analyse du fonctionnement de l’établissement que le chef d’établissement avait des difficultĂ©s considĂ©rables, n’avait pas les “ qualitĂ©s â€ť requises… Alors on change le chef d’établissement et, comme par miracle, parce que le nouveau responsable manifeste un dynamisme et des qualitĂ©s un peu hors du commun, les problèmes se rĂ©solvent. Or, et j’insiste sur ce point, une institution ne peut pas fonctionner uniquement sur la “ qualitĂ© â€ť des personnes, mĂŞme si ces qualitĂ©s ne sont Ă©videmment pas inutiles !

Si des procĂ©dures et des instances telles que celles de ce collège de Seine-&-Marne existaient, MickaĂ«l pourrait, Ă  condition qu’il reconnaisse avoir prĂŞtĂ© son devoir Ă  Fabien, y porter cette affaire des deux copies identiques avec deux notes diffĂ©rentes. Tout Ă©lève qui estimerait avoir Ă©tĂ© notĂ© injustement, ou avoir Ă©tĂ© victime de tout autre comportement abusif de la part d’un professeur, pourrait saisir cette instance : alors on instruit l’affaire et on dĂ©cide de la sanction ou du règlement du litige. Seuls peuvent dĂ©cider ceux qui ne sont pas impliquĂ©s dans l’affaire.

Alors en mĂŞme temps, ça permet d’établir un peu de cohĂ©rence, par la jurisprudence, si j’ose dire. On ne va pas mettre deux heures de colle pour un certain comportement alors que l’on mettrait Ă©galement deux heures de colle pour un autre comportement beaucoup plus grave. Il y a une mĂ©moire qui se constitue, une “ jurisprudence â€ť en effet, Ă  laquelle on peut se rĂ©fĂ©rer. Dans ce collège de Seine-&-Marne, au dĂ©but, cela est apparu extrĂŞmement lourd comme système, et le chef d’établissement Ă©tait souvent sur le point de renoncer Ă  ce dispositif ; et il s’aperçoit que, maintenant, Ă  la troisième annĂ©e de fonctionnement, en utilisant toute la jurisprudence antĂ©rieure, les jugements deviennent de plus en plus rapides et pour beaucoup quasiment automatiques [31]. Autrement dit, on refroidit de plus en plus ce qu’il peut y avoir de violence, et ils en sont Ă  se demander s’il est bien utile de se rĂ©unir tous les quinze jours, si une fois par mois ne suffirait pas…

 

L’apprentissage de la citoyennetĂ©, c’est d’abord l’apprentissage des procĂ©dures de règlement des litiges et des infractions. Alors, si dans la classe, en effet, l’élève peut dire : « Je n’ai pas compris Â» ou « Vous allez trop vite Â», s’il existe des lieux et des moments de rĂ©gulation, ce que l’on appelle dans les classes primaires qui fonctionnent de cette manière le conseil institutionnel ou le conseil de coopĂ©rative, s’il existe des lieux oĂą l’on peut poser les problèmes sur la table, les poser Ă  froid et non pas dans l’urgence immĂ©diate, alors, toute une sĂ©rie de mĂ©canismes peuvent se dĂ©clencher chez les enfants et les adolescents qui contribuent Ă  la construction de la citoyennetĂ©.

 

Mais il importe alors de distinguer les niveaux de normes, de prendre conscience clairement de ce qui est discutable et de ce qui ne l’est pas, ou pas encore. Par exemple, je peux me référer, personnellement, à des valeurs, je peux avoir une morale personnelle que je ne peux pas prétendre pour autant imposer aux autres. Et vous savez les problèmes graves posés aujourd’hui par ceux qui prétendent imposer leurs valeurs aux autres, par exemple en ce qui concerne l’interruption volontaire de grossesse, ou d’autres problèmes de société.

La différence entre morale et citoyenneté, c’est que la morale fixe un certain nombre de comportements en référence à des valeurs, alors que la citoyenneté ne se réfère pas, à proprement parler, à des valeurs. Ou, tout au moins, que ces valeurs auxquelles se réfère la citoyenneté sont des valeurs négatives.

Si on prend par exemple la devise rĂ©publicaine “ LibertĂ©, ÉgalitĂ©, FraternitĂ© â€ť : cette devise dĂ©signe bien quelque chose qui est de l’ordre des valeurs, mais ces valeurs sont vides, elles ne font qu’indiquer ce qu’il est interdit de faire. Quand je suis en situation d’esclavage, de limitation de mes pouvoirs, de manipulation – car il y a bien des manières de contrevenir Ă  la libertĂ© du citoyen –, de non libertĂ©, gĂ©nĂ©ralement je le sais ! Je peux contester, protester. Mais qu’est-ce que la libertĂ©, positivement ? Eh bien, c’est Ă  inventer, c’est Ă  faire, ce n’est pas Ă©crit d’avance. ça ne prĂ©existe pas Ă  la dĂ©cision que je prends de tel ou tel acte libre et de commencer Ă  comprendre que ma libertĂ©, c’est Ă©galement celle de l’autre. Ma libertĂ© ne commence pas lĂ  oĂą s’arrĂŞte celle de l’autre. Sinon, on entre dans une sorte de rapport de force, de frontière [32]. Toute la question du pouvoir et de l’autoritĂ©, notamment dans la classe, est Ă  repenser du point de vue de cette rĂ©flexion philosophique. En ce qui concerne l’égalitĂ© : je sais ce qu’est une injustice, surtout si je la subis moi-mĂŞme ! Je sais ce que sont les injustices sociales. Mais qu’est-ce que l’égalitĂ©, positivement ? De mĂŞme, je sais ce que c’est que la violence, mais qu’est-ce que la fraternitĂ© ? Personne ne peut donc dĂ©cider Ă  la place de l’autre de ce qu’il entend par “ Ă‰galitĂ©, FraternitĂ© ou LibertĂ© â€ť. Donc la diffĂ©rence entre la citoyennetĂ© et la morale ou les morales, c’est que la citoyennetĂ©, c’est un ensemble de règles qui permettent que se construisent des morales ou des valeurs qui vont devoir coexister, dans le pluralisme dĂ©mocratique. [33]

 

Alors quand on fixe les règles dans un règlement intĂ©rieur ou mĂŞme dans une classe, il y a plusieurs niveaux. D’abord, le niveau de l’arbitraire personnel ou de groupe. Je peux très bien demander Ă  mes Ă©lèves : « Je ne supporte pas le spectacle d’un troupeau de ruminants, lorsque vous aurez cours avec moi, je vous demande de ne pas manger de chewing-gum. Â» Nous avons tous nos tics, nos manies, nos habitudes. Les Ă©lèves aussi peuvent avoir des demandes Ă  formuler de cet ordre, et nous ajusterons, provisoirement, nos caractères singuliers. Il y a donc un premier niveau qui est l’ajustement des arbitraires, des caractères personnels dans le groupe. C'est un niveau qu’on oublie souvent d’expliciter comme tel et que l’on confond avec les autres niveaux : si j’attache une importance excessive Ă  cette demande – qui ne peut pas ĂŞtre un ordre – les Ă©lèves ne peuvent pas se construire une cohĂ©rence, une hiĂ©rarchie de normes rationnelle. [34]

Il y a un deuxième niveau qui est le niveau des coutumes, de la politesse. Les règles de politesse, très variables d’une culture Ă  l’autre, nous pouvons en expliquer les origines anthropologiques. Pourquoi se serre-t-on la main le matin pour se dire bonjour ? On tend la main ouverte Ă  l’autre pour lui dire : « Regarde, je ne porte pas d’armes Â», c’est un signe de contrat social, de paix. Il y a comme cela quantitĂ© de coutumes, de règles de politesse dont l’origine remonte Ă  la nuit des temps et qu’on peut tout Ă  fait expliciter. On peut expliciter ce qu’il en est du “ voile â€ť pour les femmes autour du bassin mĂ©diterranĂ©en, par exemple, surtout lorsque nous avons dans nos classes des jeunes filles voilĂ©es. On peut lire Saint-Paul, sa lettre aux Corinthiens notamment : les femmes doivent ĂŞtre voilĂ©es – ce n’est pas islamique bien entendu, ça remonte bien avant l’Islam – parce que, si l’homme est “ la gloire de Dieu â€ť, la femme, elle, est “ la gloire de l’homme â€ť ! [35] Alors, si j’ai dans ma classe des filles qui portent le voile, je peux leur lire Saint-Paul, je peux leur dire : « Voyez la publicitĂ© pour le vin de Porto, “ le pays oĂą le noir est couleur â€ť : cette femme est prĂ©sentĂ©e voilĂ©e… Â» On peut expliquer comment des rituels sociaux remontent Ă  la nuit des temps et ont des significations qui, Ă©videmment, se sont perdues, l’interdiction de manger du porc, etc. Il y avait des justifications et ces justifications se sont rigidifiĂ©es en traditions que l’on continue Ă  respecter, mais qui n’ont plus guère de sens aujourd’hui. D’autres comportements, de mode ceux-lĂ , peuvent aussi ĂŞtre analysĂ©s, la casquette, par exemple, qui devient une des causes de conflit habituel, et de punition. La fourchette, c’est la petite fourche, la trompette, la petite trompe, et la casquette, c’est le petit casque. Et c’est quand on va Ă  la guerre que l’on porte un casque… Alors, de quelle guerre s’agit-il ? On peut ainsi parler avec les Ă©lèves et, oh surprise, certains enlèveront d’eux-mĂŞmes leur casquette… [36]

 

Un autre principe Ă©lĂ©mentaire du droit : nul ne peut ĂŞtre mis en cause, en droit français, pour des comportements qui ne portent tort qu’à lui-mĂŞme. Manger du chewing-gum est un comportement qui ne porte tort Ă  personne. Il ne peut pas y avoir de sanctions pour ça. Du point de vue juridique, ça ne peut ĂŞtre que l’effet d’une convention locale. Il y a quand mĂŞme une exception Ă  ce principe, dans le droit français, qui est justement très problĂ©matique, c’est l’injonction thĂ©rapeutique en cas de toxicomanie. Ce qui pose d’énormes problèmes aux magistrats et aux mĂ©decins. C’est la seule exception qui est très discutĂ©e [37]. Si on applique ce principe au fonctionnement scolaire, alors Ă  un Ă©lève qui ne remet pas le devoir demandĂ© ou qui n’apprend pas sa leçon – il a zĂ©ro, bien entendu, puisque la note ne fait que reflĂ©ter un degrĂ© de maĂ®trise dans un savoir ou un savoir faire –, je ne peux pas, en plus de la note, ajouter deux heures de colle.

SĂ©bastien Ă©crit ceci : « C’était en cinquième, j’avais l’habitude d’être un Ă©lève plutĂ´t bon en histoire et gĂ©ographie, j’avais entre 11 et 16 et, un jour, j’ai eu 5/20 en histoire. La sanction habituelle Ă©tait quatre heures de colle… Â» Il y a une circulaire du 26 janvier 1978 qui stipule “ Aucune sanction ne peut ĂŞtre infligĂ©e pour insuffisance ou absence de rĂ©sultat â€ť. Alors, malheureusement, cette circulaire n’est applicable que dans l’école primaire. Je demande qu’on l’étende aux collèges et aux lycĂ©es. « â€¦ le samedi matin. Le lendemain, la convocation est arrivĂ©e, je ne l’avais pas dit Ă  mes parents et le samedi arrive et je dĂ©cide de ne pas y aller. Le lundi, je tombe sur ma professeur qui me demande de justifier mon absence. Je la baratine avec une histoire de dĂ©cès dans la famille, je me croyais tirĂ© d’affaire, mais pas du tout, elle demande un papier de mes parents et lĂ , ça se corse. Tous les jours, jusqu’au jeudi, elle me rĂ©clame un papier. Et le jeudi, je dĂ©cide de ne pas aller en cours, de tout plaquer et donc de fuguer. On m’a retrouvĂ© quatre jours plus tard, le dimanche, les flics, le toubib, la totale… Je regrette d’avoir fuguĂ© car il y a constamment quelqu’un, encore aujourd’hui, pour me le rappeler, mais Ă  l’époque, je ne voyais vraiment pas comment faire autrement. Â» [38] Il y a d’autres raisons sans doute, qui viennent s’ajouter Ă  la punition, que la colle Ă  la fugue de SĂ©bastien… Il n’en reste pas moins que le professeur peut accentuer d’éventuels problèmes personnels ou familiaux, par cette confusion oĂą les notes sont utilisĂ©es comme punitions (zĂ©ro parce que l’on a oubliĂ© son cahier…), alors qu’elles ne devraient que mesurer objectivement un degrĂ© de compĂ©tence Ă  un moment donnĂ©, d’oĂą des violences parfois quand on a de mauvaises notes ou la rĂ©signation qui est tout aussi grave, et oĂą on utilise les heures de colle non pas pour sanctionner des comportements mais des insuffisances dans le domaine des savoirs, ignorances qui, encore une fois, Ă  l’école, sont lĂ©gitimes.

Je dis Ă  mes Ă©lèves : « Ă€ 18 ans, vous avez le droit d’être analphabète, vous n’irez pas en prison parce que vous ne savez pas lire et Ă©crire, vous aurez d’énormes difficultĂ©s dans la vie, dans l’existence, mais vous n’irez pas, Ă  cause de cela, en prison, ce n’est pas rĂ©pertoriĂ© dans le Code pĂ©nal. En revanche, si vous traitez votre camarade de “ petit con â€ť, ça c’est rĂ©pertoriĂ© dans le Code pĂ©nal oĂą il y a des articles sur l’injure publique. Â» Il me semble donc que cette distinction entre les registres est extrĂŞmement importante, du point de vue de la construction de la citoyennetĂ©.

 

Alors, pour en revenir aux diffĂ©rents niveaux d’importance des normes, on peut savoir que les comportements sociaux varient considĂ©rablement d’une culture Ă  l’autre. Et vous connaissez sans doute cet exemple que l’on cite souvent, de l’élève que l’on avait traitĂ© d’hypocrite et sournois : c’était un Ă©lève asiatique, et dans la culture asiatique, il est hors de question qu’un enfant regarde dans les yeux un adulte qui est en train de lui parler. Ce serait un signe d’insolence absolument intolĂ©rable. Et le professeur qui l’interpellait disait : « Mais enfin, regarde-moi quand je te parle ! Â» Évidemment plus le professeur lui dit cela, plus il regarde le bout de ses chaussures et, pris dans un double lien affectif et personnel intĂ©riorisĂ© depuis longtemps, il ne peut plus supporter, avec le rĂ©sultat en apprĂ©ciations sur le bulletin scolaire et sur le destin scolaire de l’enfant… [39]

 

Le troisième niveau est celui des règles techniques : s’il y a qu’un robinet dans la classe pour se laver les mains après l’atelier de peinture, eh bien il y a intĂ©rĂŞt Ă  ce que l’on fixe une règle parce que sinon, ça risque fort de gicler dans tous les coins ! Si je veux parler [40], eh bien, je parle en suivant les règles et les techniques du langage parlĂ©. En ce moment, je ne suis pas en train d’articuler des sons sans signification. Si nous voulons parler ensemble, alors c’est chacun son tour, on demande la parole, il y a une structure. Si je veux, alors je dois et je peux : ma libertĂ© est dans le “ si je veux â€ť, elle n’est pas dans l’obĂ©issance aux règles techniques. Si je veux aller tout Ă  l’heure lĂ  oĂą on m’attend, je prendrais ma voiture et j’ai intĂ©rĂŞt Ă  rouler Ă  droite. Il n’est pas de ma libertĂ© de rouler Ă  droite ou Ă  gauche, en revanche, il est de ma libertĂ© d’arriver Ă  bon port, c’est ça mon projet : je dois rouler Ă  droite et du coup je peux aller lĂ  oĂą je veux. Et ce “ je dois â€ť et ce “ je peux â€ť sont simultanĂ©s. Il n’y a pas de prioritĂ© de l’un par rapport Ă  l’autre. ObĂ©ir Ă  la règle technique, c’est ce qui m’autorise un certain nombre de libertĂ©s. La loi et les règles n’ont de sens qu’à augmenter la libertĂ© des individus. Sinon, elle n’ont pas de sens.

 

Quatrième niveau, les règles morales. On a parlĂ© tout Ă  l’heure de l’interruption volontaire de grossesse. Il y a trente ans, une femme se faisant avorter Ă©tait passible de la Cour d’Assises. ça n’est plus le cas aujourd’hui. Et donc les règles morales se discutent, Ă©voluent. En 1967, Madame le Censeur, au lycĂ©e Saint-ExupĂ©ry Ă  Mantes-la-Jolie [41], poursuivait, dans la cour et les couloirs, les garçons et les filles qui s’embrassaient un peu trop fougueusement Ă  son goĂ»t, et Ă©videmment, aujourd’hui, c’est un spectacle que nous ne voyons mĂŞme plus dans un lycĂ©e ordinaire. Quoique… je connais un lycĂ©e, ultramoderne, oĂą l’on a interdit le port de la minijupe et des jeans “ dĂ©chirĂ©s â€ť. Je serais curieux de savoir les sanctions qui sont prĂ©vues… Ça aussi, c’est une incohĂ©rence frĂ©quente, on dĂ©cide d’une Ă©chelle d’interdictions, les règlements comportent tout un tas d’interdictions, mais il n’y a pas l’échelle de sanctions qui devrait aller avec [42]. Ces quatre niveaux se discutent, c’est le travail dĂ©mocratique, le travail du citoyen. [43]

 

Et il y a un cinquième niveau qui est celui des principes Ă©thiques : c’est-Ă -dire ce qui ne se discute pas puisque c’est justement ce qui permet qu’il y ait une discussion.

L’interdit de la violence ne peut pas se discuter dĂ©mocratiquement dans une classe. Si un groupe dĂ©cide Ă  l’unanimitĂ© de passer par la fenĂŞtre l’emmerdeur du moment alors que nous sommes au deuxième Ă©tage, je dis non. De toute Ă©vidence ! Cela s’est produit dans une de mes classes, l’an dernier, la classe entière rĂ©criminait Ă  propos du comportement d’un Ă©lève, c’était une classe de filles majoritairement, il y avait trois garçons sur 35 Ă©lèves et un de ces garçons avait un comportement infantile, aberrant... et les filles ne le supportait plus ! Alors j’ai expliquĂ© qu’il allait falloir trouver une solution, mais que la seule solution qui Ă©tait interdite, Ă©tait l’exclusion : « On ne peut pas s’en dĂ©barrasser ! Â». On a trouvĂ©, bien sĂ»r.

 

Voici ce qu’écrit SĂ©bastien, en octobre 93 : « En CM2, lorsque j’étais enfant, la classe Ă©tait sĂ©parĂ©e en plusieurs groupes, un Ă©lève exclu de ces groupes Ă©tait assez rachitique, issu d’une famille pauvre, ses deux parents Ă©taient au chĂ´mage, et il se retrouvait souvent seul. Il Ă©tait donc notre victime favorite. Les moqueries, les blagues cuisantes l’assaillaient, la masse des Ă©lèves m’attirait, l’engrenage me “ forçait â€ť Ă  rĂ©agir comme les autres. Sa scolaritĂ© devait ĂŞtre un enfer. Il y a deux ans, j’ai appris qu’il Ă©tait dĂ©cĂ©dĂ© d’une crise d’asthme. Après cet Ă©vĂ©nement, j’ai longtemps regrettĂ© d’avoir fait partie de cette majoritĂ© : “ la majoritĂ© a toujours tort â€ť. Â» [44] Très intĂ©ressant pour rĂ©flĂ©chir Ă  ce que l’on appelle la dĂ©mocratie. Voyez qu’ici la “ majoritĂ© â€ť des Ă©lèves n’est pas une majoritĂ© dĂ©mocratique, articulĂ©e, mais une majoritĂ© soudĂ©e dans la violence. [45]

Vous connaissez bien ce phĂ©nomène dit de “ la tĂŞte de turc â€ť, de la victime Ă©missaire. Je n’ai pas rencontrĂ© de classe (ou de dortoir, parce que j’ai Ă©tĂ© maĂ®tre d’internat pendant six ans lorsque j’ai fait mes Ă©tudes) oĂą ce phĂ©nomène ne jouait pas d’une manière ou d’une autre, exceptĂ©es deux… C’est fondamental, ce dĂ©fi majeur de la violence aujourd’hui. Alors, comment peut-on organiser la classe pour que, en effet, nos valeurs, nos manières d’être, nos morales puissent s’articuler ? Parce que nous nous serons mis au prĂ©alable d’accord et nous aurons pris cet accord librement, de consentir librement la libertĂ© de l’autre, d’inter-dire (de dire entre nous) la violence, sous toutes ces formes, ce qui permet l’accès Ă  l’humanitĂ© ?

L’interdit de la violence n’est pas le seul. Il y a l’interdit de l’inceste, l’interdit du cannibalisme, l’interdit du parasitisme, etc. Il y a un certain nombre d’interdits fondamentaux qui ne se discutent pas démocratiquement puisque ce sont ces interdits qui permettent la discussion démocratique.

Et c’est dans le quotidien le plus dérisoire de la classe, la manière dont je note, la manière dont je maintiens l’ordre, la manière dont je punis, etc., c’est dans ce quotidien-là que ça se joue.

 

Bien sĂ»r, quand on pose les problèmes de la construction de la citoyennetĂ© de cette manière, on rencontre toute sorte de rĂ©sistances : les collègues nous disent mais il y a le programme, mais il y a l’inspection, mais c’est la famille, mais c’est la sociĂ©tĂ©, mais c’est ce qui se passe Ă  l’extĂ©rieur qui fait qu’à l’école on ne peut pas enseigner, mais il n’y a pas les crĂ©dits nĂ©cessaires, mais l’Inspecteur ne veut pas, mais on ne peut pas lutter contre la tĂ©lĂ©, etc., etc.

En rĂ©alitĂ©, je crois que la plupart de ces difficultĂ©s, qui sont rĂ©elles, nous servent trop souvent d’alibis, pour faire oublier nos propres difficultĂ©s normales Ă  nous comporter nous-mĂŞmes en citoyens. Beaucoup d’enseignants disent : « Mais je ne suis pas Ă©ducateur spĂ©cialisĂ©, je ne suis pas assistant social, je ne suis pas psychanalyste… Â» ; heureusement d’ailleurs ! que je ne cherche pas Ă  jouer un rĂ´le qui n’est pas le mien. Assistant social, c’est un mĂ©tier, Ă©ducateur spĂ©cialisĂ©, psychanalyste, animateur… ce sont des mĂ©tiers qui exigent une compĂ©tence. Je n’ai pas ces compĂ©tences, je suis professeur de mathĂ©matiques, d’électronique, je suis professeur de gĂ©ographie, etc. Et c’est prĂ©cisĂ©ment par ce mĂ©tier que je suis utile aux Ă©lèves. Il faut continuer Ă  tenir lĂ -dessus fermement : c’est parce que je suis professeur de mathĂ©matiques que je peux aider les Ă©lèves dont j’ai la responsabilitĂ© et non parce que je chercherai Ă  jouer un rĂ´le qui n’est pas le mien.

 

Seulement, si je suis professeur de mathématiques, de philosophie, ou d’autre chose, je suis dans ma classe aussi, et même d’abord, citoyen. Et là, que je sois balayeur, professeur, chef d’établissement, inspecteur, que je sois n’importe quoi, à partir du moment où j’ai dix huit ans, je suis citoyen. Et donc, comme je ne le suis pas tout le temps, comme je me trompe et que je commets des erreurs et des fautes, il faut ces règles, il faut ces procédures, il faut cette distinction des pouvoirs, qui nous permettront de faire en sorte que nous soyons protégés contre notre propre violence et que les enfants soient protégés contre leur propre violence et celle des autres. La violence est, de toute façon, en chacun de nous. Et la construction de la citoyenneté, tâche inachevable, est bien en effet la condition aujourd’hui nécessaire à la survie de l’espèce, et cette tâche est bien en effet la tâche prioritaire de l’école aujourd’hui, sans laquelle les autres fonctions de l’école perdent leur sens.

Je vous remercie.



[1] Rapport de M. l’Inspecteur GĂ©nĂ©ral Fotinos, La violence Ă  l’école : Ă©tat de la situation en 1994, analyse et recommandations, Ministère de l’Éducation Nationale, 1995.

[2] François Ploux, “ Rixes intervillageoises en Quercy (1815-1850) â€ť, dans Ethnologie Française, 1991, n° 3.

[3] Gallimard, collection Folio, p. 256/258.

[4] “ Individualisme â€ť pris au mauvais sens du terme : il ne s’agit pas de remettre en cause les acquis essentiels de l’individualisme dĂ©mocratique ; voir “ La passivitĂ© du consommateur moyen : fatalitĂ© ? â€ť, dans Cahiers PĂ©dagogiques, n° 318, novembre 1993.

[5] Voir “ RĂ©tablir la loi dans les citĂ©s ? â€ť, dans la revue Urbanisme, janvier 1996.

[6] Ces trois fonctions ne sont pas Ă©quivalentes : la rĂ©alisation des deux premières n’est pas “ nĂ©cessaire â€ť, au sens juridique de l’adjectif, et ĂŞtre analphabète ou chĂ´meur ne relève pas du Code PĂ©nal ; tandis que la rĂ©alisation de la troisième n’est pas “ facultative â€ť et, Ă  partir de la majoritĂ© civique, nul n’est censĂ© ignorer la loi.

[7] Voir “ Comment choisir ce que l’on ne connaĂ®t pas ? â€ť dans Cahiers PĂ©dagogiques, n° 331, fĂ©vrier 1995.

[8] Voir texte complet d’Ivan Garcia dans “ Conseils Ă  un professeur dĂ©butant â€ť, Revue de Psychologie de la Motivation, n° 18, deuxième semestre 1994.

[9] Voir Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985.

[10] Voir Marcel Conche, Orientation philosophique, PUF, 1990.

[11] Aujourd’hui, il semble que les clivages soient beaucoup plus “ ethniques â€ť, ce qui ne constitue pas du tout un progrès…

[12] En latin : e-ducere.

[13] C’est-Ă -dire d’un pouvoir “ un â€ť ; peut-ĂŞtre faut-il voir dans le dogme chrĂ©tien de la trinitĂ©, le premier signe historique de cette distinction des fonctions : le “ Père â€ť reprĂ©senterait l’instance lĂ©gislatrice, le “ Fils â€ť l’instance exĂ©cutrice et le “ Saint-Esprit â€ť l’instance judiciaire (en grec paraclet signifie avocat) ; hypothèse hasardeuse et qui m’est toute personnelle…

[14] Pour l’instant, pas de distinction entre “ règle â€ť et “ loi â€ť : mais les fonctions sont cependant diffĂ©rentes, voir plus loin ; disons provisoirement que la règle est du cĂ´tĂ© de l’espace (les règles dĂ©terminent l’usage des lieux et peuvent ĂŞtre diffĂ©rentes selon ces lieux), tandis que la loi est du cĂ´tĂ© du temps (la loi ferme un laps de temps Ă©coulĂ©, interdit le comportement rĂ©gressif, pour ouvrir un nouveau temps, permettre l’accès Ă  une libertĂ© nouvelle).

[15] Ou se contente de dormir, ou rêver à autre chose en faisant semblant d’écouter…

[16] Voir “  Parler en classe ? Vraiment ? â€ť dans la revue Émergence, n° 27, sept-oct-nov. 1995, Bruxelles.

[17] Voir “ La treizième cĂ´te de l’odalisque â€ť, dans Cahiers PĂ©dagogiques, n° 331, fĂ©vrier 1995.

[18] Dans la culture maghrébine, avant la puberté, les garçons sont encore du côté des femmes, ils vont au hammam avec elles… Voir le film Halfaouine.

[19] Voir texte de StĂ©phanie Bocquet dans “ Jouer et dĂ©jouer la violence â€ť, revue Pratiques Corporelles, n° 102, mars 1994.

[20] Voir “ Bagarres… â€ť, dans Cahiers PĂ©dagogiques, n° 335, Juin 1995.

[21] Texte complet de Mickaël Pécheux dans l’article cité en note 8.

[22] Voir texte de Nadine Nicole, dans l’article cité en note 19.

[23] Équivalent du registre “ civil â€ť.

[24] Équivalent du registre “ pĂ©nal â€ť.

[25] Voir “ Dans la classe : tenir ? ou les tenir ? â€ť, L’École des Parents, n° 9-10, sept-oct. 1994.

[26] « J’avoue ne pas pouvoir me faire très bien Ă  ces formules dont usent aussi des hommes sensĂ©s : tel ou tel peuple n’est pas “ mĂ»r pour la libertĂ© â€ť, les serfs d’un propriĂ©taire terrien ne sont pas encore “ mĂ»rs pour la libertĂ© â€ť ; de mĂŞme, aussi, les hommes ne sont pas encore “ mĂ»rs pour la libertĂ© de conscience â€ť. Dans une hypothèse de ce genre, la libertĂ© ne se produira jamais, car on ne peut mĂ»rir pour la libertĂ© si l’on n’a pas Ă©tĂ© mis au prĂ©alable en libertĂ©. Â» Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison, trad. Gibelin, Vrin, 1972, p. 245 ; texte très souvent donnĂ© Ă  commenter au baccalaurĂ©at…

[27] Voir “ L’amour est aveugle, dit-on… â€ť, dans Cahiers PĂ©dagogiques, n° 256, septembre 1987.

[28] Un contrĂ´le continu, donc, mais anonyme.

[29] « Une instance de mĂ©diation, composĂ©e de personnels Ă©ducatifs et d’élèves, est crĂ©Ă©e dans chaque collège et chaque lycĂ©e. Elle a pour objet de faciliter le dialogue et la concertation. (rentrĂ©e 1994) Â» ; bien sĂ»r, ma proposition va un peu plus loin : il ne s’agit pas seulement de “ mĂ©diation â€ť, mais bien, quand cette mĂ©diation Ă©choue, de jugement.

[30] Avec un double classement Ă  effectuer : la distinction entre le pĂ©nal (injures, bagarres, chahuts…) et le civil (notes estimĂ©es injustes, travail non fait…) d’une part, et la distinction entre le rĂ©glementaire (litiges et infractions Ă  rĂ©gler de façon interne Ă  l’établissement dans le temps scolaire, ce qui n’oblige pas Ă  en informer les parents…) et le judiciaire (ce qui oblige Ă  un signalement au procureur de la RĂ©publique : violences – par exemple sexuelles en internat –, vols, recels, rackets, trafic de drogues, etc.), cette dernière distinction devant ĂŞtre en rĂ©alitĂ© faite par le chef d’établissement avant la rĂ©union de la commission, Ă©tant donnĂ©e gĂ©nĂ©ralement l’urgence.

[31] Et surtout que les “ plaintes â€ť ont beaucoup diminuĂ© en nombre ! Hypothèse : peut-ĂŞtre que, comme professeur, si je sais que les Ă©lèves disposent du droit de saisir cette instance, je serai plus prĂ©cautionneux dans les notes et que, par exemple, en cours, je manierai l’ironie verbale plus prudemment… Autre prĂ©cision : dans ce collège, tout est compris dans l’emploi du temps, fixe tous les jours (8h30 / 17h30), les cours bien sĂ»r, mais aussi les heures de CDI, les Ă©tudes surveillĂ©es, le monitorat, les clubs… et les temps de punition ! Les parents des Ă©lèves punis n’en sont pas informĂ©s : cette dĂ©cision avait Ă©tĂ© prise après que le mĂ©decin scolaire ait alertĂ© le principal sur le traitement subi systĂ©matiquement dans sa famille par un Ă©lève souvent puni (coups de ceinture…), et aussi suite au constat inverse que, dans la plupart des familles, on prenait fait et cause pour le petit chĂ©ri Ă©videmment victime innocente de l’incompĂ©tence des enseignants !

[32] Si ma libertĂ© s’arrĂŞte lĂ  oĂą commence celle de l’autre, je n’aurais Ă©videmment de cesse que de faire reculer Ă  mon profit cette “ frontière â€ť ; en rĂ©alitĂ© ma libertĂ© commence lĂ  oĂą commence celle de l’autre…

[33] Ce qui explique que la dĂ©mocratie n’est pas l’application mĂ©canique de la règle de la majoritĂ© : si la majoritĂ© consent au nazisme, par exemple, elle n’a pas “ raison â€ť ! Comment s’assurer que majoritĂ© et vĂ©ritĂ© coĂŻncident ? Voir le texte de SĂ©bastien Plura ci-après, et dans “ Ă‰cole de la dĂ©mocratie, dĂ©mocratie dans l’école â€ť, Journal du Droit des Jeunes, n° 147, septembre 1995.

[34] ExceptĂ© lorsqu’il y a impĂ©ratif de sĂ©curitĂ©, comme en EPS par exemple, s’agissant du chewing-gum !

[35] Épître aux Corinthiens, ch. 11.

[36] Puisque l’école redevient scholè, loisir en grec, havre de paix oĂą l’on peut ĂŞtre protĂ©gĂ©, au moins six heures par jour, des “ guerres â€ť extĂ©rieures…

[37] On peut se demander, par exemple, pourquoi, si on ne punit plus (comme dans l’Ancien Régime) le suicide ou sa tentative, on continue à punir l’usage, et le simple usage, de drogue, qui est une atteinte à soi moins directe et grave que le suicide…

[38] Texte de Sébastien Lecomte, publié dans l’article signalé en note 8.

[39] Dans ce que j’ai appelé ici le deuxième niveau, il conviendrait de distinguer les règles de politesse, les coutumes, les habitudes, et les rituels culturels, sociaux et religieux, qui sont plus prégnants.

[40] …et ĂŞtre compris !

[41] Où j’étais maître d’internat.

[42] Il est Ă©vident que ces combats dĂ©risoires Ă  propos de la casquette ou d’autre chose sont tout autant perdus d’avance, que jadis le combat pour interdire le port du pantalon aux filles ou des cheveux longs aux garçons. Mais il s’est encore trouvĂ© un collège (Ă  Bergerac) pour exclure un Ă©lève qui portait des baskets en dehors des cours d’éducation physique ! Voir “ Mes baskets et mon droit â€ť dans Cahiers PĂ©dagogiques, n° 329, dĂ©cembre 1994.

[43] Il faudrait, là aussi, dans le quatrième niveau, distinguer les Codes, pénal, civil, etc. et les valeurs morales. Avec la distinction signalée en note 39, cela fait donc en réalité sept niveaux d’importance.

[44] Voir note 33. Je cite très souvent ce texte de SĂ©bastien Plura, mais j’en ai obtenu un très grand nombre, y compris de victimes anciennes ou actuelles, dĂ©crivant ce phĂ©nomène de la victime Ă©missaire ; voir RenĂ© Girard, La violence et le sacrĂ©, Grasset, 1972.

[45] La mĂ©taphore de la “ soudure â€ť est très frĂ©quente pour dĂ©signer la prĂ©tendue cohĂ©rence des groupes, mais ce qui est soudĂ© est condamnĂ© Ă  l’immobilitĂ© ! Et l’on sait de quoi peuvent devenir capables les groupes “ soudĂ©s â€ť, oĂą les personnes disparaissent au profit du “ groupe â€ť, de la bande, de la tribu, du commando, du gang, de la secte, de la “ mafia â€ť, de la “ fraternitĂ© â€ť, de la “ patrie â€ť, de l’ethnie, du parti…


pour imprimer le texte