Assemblée Générale de
l’OCCE de l’Oise
Nogent-sur-Oise :
22 novembre 1995
Conférence de Bernard
Defrance
notes ajoutées pour la
transcription de l’enregistrement
(les références
d’articles sans nom d’auteur sont de B.D.).
La
construction de la citoyenneté à l’École
Je vais aborder les questions du droit et de
l’éducation à la citoyenneté par le biais de la violence. Par mon expérience
d’enseignement en École Normale d’instituteurs j’ai des références sur l’école
primaire où j’ai travaillé dans des classes Freinet, dans des classes de
pédagogie coopérative et institutionnelle, ce qui est très utile pour l’analyse
de ce qui se passe dans l’école et la conscience de ce qu’il est possible de
faire aujourd’hui dans l’école. Et, enseignant maintenant dans des classes
terminales de séries technologiques et professionnelles, la question de la
violence est à mon programme de philosophie, comme d’ailleurs au
“ programme ” de la réflexion de l’humanité depuis l’aube des
temps !
En
effet, la différence fondamentale entre les mammifères et nous, qui sommes des
mammifères, c’est que les animaux ne s’entre-tuent pas à l’intérieur de la même
espèce. Et nous avons, nous, perdu cette inhibition biologique.
Cette inhibition biologique est décrite par les
éthologues. Peut-être payons-nous notre liberté de la perte de cette
inhibition. Et donc, depuis l’aube des temps, la question qui nous est posée
est : comment ne pas nous entre-tuer trop, de sorte que ça pourrait mettre
éventuellement en péril la survie du groupe, de la famille, de la tribu, etc.
de l’espèce elle-même ?
Il se trouve que précisément l’enjeu du XXIe
siècle sera sans doute la survie de l’espèce : c’est-à -dire que les
enfants que nous avons dans les classes aujourd’hui auront à décider, en tant
que citoyens, si l’aventure de l’espèce humaine qui a commencé il y a 3,5
millions d’années à peu près, doit continuer ou non.
C’est cette décision là qu’ils auront à prendre.
Donc la question de l’éducation Ă la citoyennetĂ© est : est-ce que, Ă
l’école, nous les armons suffisamment pour pouvoir affronter ces défis majeurs
et universels ? Défis majeurs qui sont posés par la triple croissance
industrielle, démographique et urbaine. Le tiers monde est dans nos classes,
dans nos cours de récréation.
Et les
conflits de cultures, de religions, d’ethnies posent la question de la
citoyenneté en ce sens qu’il s’agit de savoir si l’école peut permettre ou non
aux enfants d’accéder à l’universel.
Ça, c’est l’enjeu.
Alors quand on regarde un petit peu ce qui se
passe dans l’école ou dans les classes, de ce point de vue-là , du point de vue
de l’histoire humaine, eh bien, on peut se dire : nous avons encore
quelques progrès à faire dans le fonctionnement de nos institutions, le
fonctionnement le plus quotidien, le plus Ă ras-de-terre de ce qui se passe
dans une classe avec un groupe d’enfants ou d’adolescents, ou de jeunes
adultes. Mes élèves ont en moyenne 18/20 ans. Et pour un certain nombre d’entre
eux, ils sont déjà majeurs. Ils sont donc déjà citoyens.
La question de la violence ne date pas
d’aujourd’hui, même si, d’une manière un peu médiatique, on la met en exergue
aujourd’hui, vous savez que c’est un peu une question à la mode. Plusieurs
ouvrages sont parus récemment à nouveau sur la question, il y a un rapport de
l’Inspection Générale qui vient d’être publié ,
cette question devient de plus en plus publique, mais en réalité, c’est une
question qui ne date pas d’aujourd’hui.
Deux exemples historiques, qui peuvent nous
permettre de relativiser.
Une première histoire, qui est un peu
anecdotique : il s’agissait d’un jeune homme qui voulait traverser l’Elbe,
il voyageait en Allemagne, il avait loué une barque conduite par deux ou trois
mariniers et au cours de la traversée, les mariniers, voyant ce jeune homme
étranger apparemment riche, décident de le “ dépouiller ” et de le
jeter par-dessus bord. Malheureusement pour eux, ce jeune homme comprenait leur
langue, saisit donc le complot, tire l’épĂ©e et sous la menace les oblige Ă
remplir leur contrat et d’ailleurs, arrivé sur l’autre rive, il les paie selon
le tarif convenu. Ce jeune homme s’appelait Descartes, c’était en 1621 et le Discours de la Méthode date de 1637.
C’est dire que si Descartes n’avait pas su manier l’épée, et n’avait pas appris
l’allemand, nous n’aurions jamais eu le Discours
de la Méthode et autres œuvres… La “ bourse ou la vie ”, ça ne
date pas d’aujourd’hui !
Autre exemple, un fonctionnaire local relève, en
1815 dans le bas Quercy, à l’occasion des foires hebdomadaires, que les rixes
qui mettent aux prises les jeunes gens célibataires de différents villages, en
l’espace de huit mois, font cinq morts…
Aujourd’hui, quand des bagarres entre bandes de “ zoulous ”, comme
celles qui, il y a quelques années, sur le parvis de la Défense, ont fait un
mort, ça fait d’immenses titres dans la presse, les sociologues se penchent sur
la question, on consulte tout le monde et il y a des émissions de télévision.
Eh bien, dans le bas Quercy, en 1815, les cinq morts passent complètement
inaperçus. Et quand on associe la violence à la ville, à la banlieue, il faut
savoir que nos campagnes n’étaient pas non plus des lieux de paisibilité
complète ! On peut relire La guerre
des boutons et, notamment, j’attire votre attention sur le traitement
infligé au “ traître ”, Bacaillé, à la fin du roman de Louis Pergaud .
La description est assez terrifiante. Ce n’est pas repris par le film un peu
édulcoré d’Yves Robert.
La guerre des boutons, elle se passe aujourd’hui
dans les caves de nos HLM, elle se passe dans nos cités. Je travaille depuis
plus de vingt ans maintenant dans des associations de quartiers et notamment,
je tiens une permanence de renseignements juridiques Ă la citĂ© des Bosquets Ă
Montfermeil, dont vous avez entendu parler, et on peut, effectivement raconter
par le menu, comment des ghettos de ce type-là ont été délibérément fabriqués
par un certain nombre de gens identifiables, et identifiés d’ailleurs, qui se
sont mis pendant trente ans un certain nombre de millions dans la poche et
maintenant, c’est le contribuable qui répare les dégâts par le biais des
subventions à la réhabilitation.
C’est une expérience intéressante parce que on
s’aperçoit, dans la vie associative de quartier, de tout ce que les habitants
sont susceptibles d’apprendre, sont susceptibles de prendre comme initiatives
et l’obstacle principal à vaincre, c’est
celui de la passivité, celui de l’individualisme ;
or, il me semble que ce “ chacun pour soi ” est, pour une part, le
résultat du fonctionnement institutionnel de l’école.
La construction de la citoyenneté dans ces lieux
est évidemment, aujourd’hui, rendue un peu difficile… Je prends ce simple
exemple : un jeune de dix-huit ans qui habite aujourd’hui la cité des
Bosquets, qui y est né et qui voit, depuis sa naissance, sa mère grimper les
huit Ă©tages sans ascenseur avec les paniers de courses Ă la main quatre fois
par jour, alors que, sur la quittance de loyer, il y a tous les mois 60 ou 120
francs de charges d’ascenseur, n’a pas, à 18 ans, le même rapport à la loi dans
la tête qu’un enfant élevé dans des conditions plus “ normales ”. Et
un certain nombre de bonnes âmes s’étonne des résultats que cela peut produire…
En ce qui me concerne, à connaître et à réfléchir
un peu sur les conditions de vie réelles d’un certain nombre de familles
aujourd’hui, où, par exemple, l’enfant est le seul à se lever le matin pour
aller travailler, ce n’est pas tellement la violence qui m’étonne, c’est plutôt
l’absence de violence : quatre mille cinq cents jeunes de moins de vingt
ans dans la cité des Bosquets à Montfermeil, il y en a peut-être une dizaine
qui, de temps en temps, font parler d’eux…
Comment donc peut se construire la citoyennetĂ© Ă
l’école ? ça va être
l’essentiel de notre réflexion. Ces quelques propos liminaires, c’était
uniquement pour mieux situer le débat. Mais la question de la citoyenneté
remplit les bibliothèques. On ne va pas la résoudre en une ou deux
heures : il s’agit plutôt d’ouvrir des chantiers de travail, de réflexion
et d’action.
Au fond, quelle est la finalité du travail que
nous faisons à l’école ? Il y a une
triple mission, je crois, aujourd’hui, à l’école, qui est :
– l’instruction :
former des savants, des gens aussi cultivés que possible,
– la
formation : acquérir les qualités nécessaires à l’insertion
professionnelle,
– et
l’éducation : former des citoyens.
Aujourd’hui, d’une certaine manière, c’est la
deuxième fonction qui est en train, (alors que c’est la première qui longtemps
était dominante, celle de l’instruction), à cause de la crise économique et des
angoisses liées à l’augmentation du chômage, de prendre le pas sur les deux
autres et on a, aujourd’hui, des élèves de 6ème qui s’inquiètent de
l’éventualité de se retrouver au chômage. Surtout quand, dans leur famille,
dans les quartiers difficiles, comme on dit, les grands frères ou les parents
sont au chômage : nous avons affaire aujourd’hui à des adolescents qui
arrivent à l’âge de dix huit ans sans avoir jamais vu un adulte travailler.
Petite parenthèse : si ! Ils ont vu deux catégories d’adultes
travailler, les enseignants (mais les enseignants
“ travaillent-ils ” ? Ils font travailler… ce qui est un tout
petit peu problématique parce que ça permet d’intérioriser le principe
hiérarchique selon lequel le chef ne fait rien, il fait faire à ses subordonnés,
c’est naturellement une image fausse mais c’est celle-là qui s’intériorise), et
puis une deuxième catégorie, c’est celle, par exemple, des femmes de ménage qui
passent la serpillière dans les couloirs.
Quand, arrivé à l’âge de dix-huit ans, on n’a vu
que ces deux catégories d’adultes travailler et que l’on vous demande en plus
de choisir un projet professionnel, cela pose déjà quelques difficultés. Un de
mes élèves, l’an dernier, écrit : « Les profs nous demandent de dire en quinze jours ce que l’on veut faire
pour les quarante prochaines années de notre vie »
et évidemment, ça pose quelques problèmes.
Alors la deuxième fonction, celle de formation,
parasite un peu les deux autres. Et, paradoxalement, on s’aperçoit que, Ă
s’obnubiler sur la formation professionnelle, on manque, précisément, ce qui
pourrait constituer les fondements d’une véritable formation professionnelle
efficace. Alors, pour ce qui est de la question de la socialisation, de la
formation à la citoyenneté, je crois que la question qui se pose est
celle-ci : le citoyen n’est pas
seulement celui qui obéit à la loi, c’est aussi celui qui la fait, avec les
autres. Et toute la question est de savoir comment, à l’école, nous pouvons
apprendre, pas seulement à obéir à la loi, mais à la faire avec les autres.
Alors, ce n’est pas à des militants de l’OCCE que je vais apprendre comment on
construit une classe coopĂ©rative ! Dans ces classes, en effet, les enfants apprennent progressivement Ă
gérer le temps, l’espace et les activités, et leur budget et régler les
conflits par la parole et non pas par des coups, et ce n’est pas à vous qui
faites cela quotidiennement, que je vais apprendre cela. Mais il reste que
toutes les classes et l’ensemble de l’Éducation Nationale, surtout dans les
collèges et les lycées, sont loin d’avoir un fonctionnement coopératif !
Alors,
la définition du citoyen, c’est ça : c’est celui qui apprend à faire la
loi et pas seulement à y obéir.
Et ça aussi, c’est une longue histoire.
C’est-à -dire que, pendant des millénaires, ce
qu’il faut faire ou ne pas faire, ce qu’il est interdit de faire est fixé par
les “ transcendances ”, qu’elles viennent du ciel ou du sol ;
elles fixent les règles de comportements sociaux, jusque dans les moindres
détails. Pour régler cette vieille question de la violence, comment ne pas
s’entre-tuer, eh bien, il faut obéir. Il faut obéir soit à la nature, dans les
systèmes religieux au sens
anthropologique du terme ,
soit obéir à Dieu ou aux rois, aux représentants de l’autorité divine. Or,
depuis Socrate, il n’y a plus, ou il n’y a pas de la même manière, cette
transcendance des normes, des références. Alors on entend dire
aujourd’hui : « Les jeunes
n’ont plus de repères, les gens sont désemparés, il n’y a plus de “ grands
récits ” unificateurs… », et les gens qui disent ça le déplorent
la plupart du temps. Mais il n’y a pas à le déplorer ! Il n’y a pas à le
déplorer parce que nous sommes là confrontés à cet enjeu fondamental qui est
celui d’assumer notre liberté collective. Si nous sommes désemparés aujourd’hui par l’effondrement d’un certain nombre
d’idéologies qui ont pu un temps se substituer aux systèmes transcendants
religieux antérieurs, il faut savoir que d’être “ désemparé ”, c’est
le contraire d’être " emparé " et que, si je suis
" dés/emparé ", c’est aussi que je suis libre. C’est le
contraire d’être “ emparé ” par des systèmes sociaux qui ont réponse
à tout et du coup, je suis renvoyé à ma propre liberté. Alors, ça ne va pas
sans désarroi, ça ne va pas sans incertitudes, lesquelles provoquent des
réactions identitaires, nationalistes, ça ne va pas sans réactions idéologiques
ou “ retour du religieux ” et on voit bien, aujourd’hui, la
difficulté que cette question pose par exemple à la construction de l’Europe.
ĂŠtre
citoyen, c’est effectivement pouvoir commencer à considérer l’autre comme un
autre soi-mĂŞme. Et si je prends
l’exemple du racisme, on s’aperçoit que le racisme n’est pas tant un refus de
la différence de l’autre qu’un refus de considérer que l’autre puisse être un
autre soi-même. C’est la similitude que
l’on refuse dans le racisme et non pas la différence. C’est parce que les
juifs ne sont pas des hommes, parce qu’ils sont des untermenschen, que ce sont des “ sous-hommes ”, que les
nazis peuvent alors se livrer au génocide. Si le juif est un homme comme moi,
alors il ne peut plus y avoir de racisme. Marcel Conche, un philosophe
contemporain, dit : « Un nazi
qui aurait écouté un juif n’aurait
plus été nazi » .
C’est ça l’enjeu de la citoyenneté aujourd’hui.
Comment puis-je parler, travailler, m’affronter,
coopérer avec l’autre, en tant qu’il est un autre moi-même et comment les
diffĂ©rences qui sont les nĂ´tres peuvent servir Ă nous enrichir mutuellement, Ă
nous féconder mutuellement plutôt qu’à nous séparer ?
Je ne sais pas si cette définition provisoire peut
suffire, mais le citoyen est bien celui qui, en effet, ne se réfère plus à des
idéologies toutes montées, à des transcendances préétablies et qui doit
construire avec les autres citoyens le sens qu’il entend donner à l’existence
collective. Alors, question : est-ce que les classes coopératives le
permettent ? Bien sûr ! À condition de bien distinguer les rôles
respectifs de l’école et de la famille.
On entend très souvent, dans les stages, des
récriminations de la part des enseignants à l’égard des familles. Grosso modo,
pour caricaturer, au gamin qui se comporte de manière que nous estimons non
conforme, nous lui disons : « Est-ce
que tu ferais ça chez toi ? » C’est à peu près ça : « Qu’est-ce qu’on t’apprend chez toi ? »
Se pose en effet la question de la socialisation
dans l’école et la question de la socialisation dans la famille. Il y a souvent
des confusions, qui malheureusement ne nous aident pas beaucoup à résoudre le
problème. “ Démission des parents ”, dit-on souvent. C’est un
discours, un leitmotiv que nous connaissons bien. Alors, c’est un discours qui,
moi, m’agace un tout petit peu… Je vous citais à l’instant le cas de ces
enfants qui sont les seuls Ă se lever le matin pour aller travailler, pour
aller à l’école ; dans certaines familles, le rapport économique lui-même
est complètement renversé puisqu’ils sont également les seuls à rapporter de
l’argent, des familles entières ne vivant qu’avec les allocations familiales,
le RMI et quelquefois le produit des trafics divers auxquels se livrent les
fils aînés. Certains responsables d’HLM auxquels on paie le loyer en liquide,
savent très bien d’où vient ce liquide. Et les allocations familiales, c’est
très intéressant parce que ça permet au mouflet, dès la 6ème, 5ème,
de dire à ses parents : « Écoutez,
m’emmerdez pas, parce que sinon je sèche l’école et on vous sucre les
allocs ! » Il y a parfois une espèce de renversement, de
déstructuration du lien familial, dans ses fondements économiques mêmes, et on
en mesure bien aujourd’hui les ravages.
Je crois
que l’école est faite pour apprendre un certain nombre de choses, notamment
l’accès à la citoyenneté, que ni la famille, ni la vie sociale extérieure ne
peuvent apporter.
Je vais prendre, si vous voulez, le biais d’une
anecdote pour faire comprendre cet enjeu. C’est un collègue d’histoire et de
géographie du collège Romain Rolland de Clichy-sous-Bois, ça se passe il y a
une dizaine d’années, qui me dit un jour : « Qu’est-ce tu veux que je fasse dans cette classe ? Il me faut au
moins dix à vingt minutes pour rétablir l’ordre, disons que sur une heure, il y
a à peu près dix minutes de cours que l’on pourrait considérer, éventuellement,
pour un certain nombre d’entre eux, comme à peu près rentables. » Il a
notamment deux élèves qui, lorsqu’ils entrent dans la classe, immédiatement,
dès qu’ils se voient, c’est une réaction quasiment éthologique, se tapent
dessus. ça commence par des
injures, ils se tapent dessus et quand les poings ne suffisent plus, les
couteaux commencent à sortir. Alors, il se trouve que le collègue est assez
baraqué et qu’il n’est pas spécialement timoré et donc il sépare les
combattants alors que le reste de la classe faisait cercle autour. Vous
connaissez bien cette scène classique, quand il y a une bagarre dans la cour de
récréation ou ailleurs, il y a les spectateurs qui font cercle en criant :
« Du sang ! Du sang ! »
et au besoin certains tiennent le blouson ou le sac des belligérants et les
encouragent : « Tu vas pas te
laisser dire ça ! Vas-y, tue-le ! », etc.. Donc, ces deux
garçons se battent dès qu’ils entrent dans la classe. Alors, je demande à ce
collègue : « Ils habitent où
tes lascars ? – Il y en a un, rue Utrillo et l’autre, avenue Paul
Cézanne » en regardant ses fiches. Je lui dis alors : « Ne cherche pas plus loin, ceux de la rue
Utrillo ne mettent pas les pieds sur les trottoirs de l’avenue Paul Cézanne et
ceux de l’avenue Paul Cézanne... (c’était à une époque, il y a une dizaine
d’année, où les bandes étaient beaucoup plus structurées par rues ou bâtiments
qu’aujourd’hui )
...ne mettent pas les pieds sur les
trottoirs de la rue Utrillo. L’école est le seul lieu où ils sont obligés de se
rencontrer. Et qu’ils se battent entre eux, c’est dĂ©jĂ un progrès par rapport Ă
l’extérieur ! Peut-être que l’école est d’abord faite pour ça. Pourquoi ?
Eh bien, parce que tu vas les obliger à se séparer, tu les sépares et tu vas
donc les obliger à se parler. »
Et effectivement, l’école est faite pour faire “ sortir ”, éduquer, ça veut
dire “ faire sortir de… ” .
Faire sortir de quoi ? Du milieu familial, de l’identitaire, de
l’ethnique, du communautaire, de l’identification à une bande de quartier,
etc.. Ils sont obligés de se parler parce que les procédures, les règles
existent qui enrayent, qui répriment la violence, et donc, à partir de là ,
peut-être auront-ils une chance de se découvrir mutuellement en tant que, comme
je le disais tout à l’heure, autre soi-même, d’accéder à l’universel. Alors, ne
pas trop s’inquiéter de ces “ bagarres ”, c’est un problème du
moment, il sera dépassé, réglé et puis on passera au moment suivant. Peut-être
faut-il, dans un certain nombre d’endroits, en passer par là ?
Mais toute la question est de savoir comment ces
règles peuvent se vivre à l’école. Lorsque dans la classe nous instituons la
discipline, nous essayons de faire en sorte que les élèves découvrent
que : si nous séparons les “ combattants ”, si je fais taire les
bavards, c’est pour qu’ils puissent parler. C’est ça le paradoxe de la
pédagogie et de la discipline : je fais taire le bavard pour qu’il puisse
parler. Alors, j’ai travaillé dans des classes où en effet, les enfants
découvrent ça, que toute interdiction
n’a de sens qu’à être simultanément une autorisation.
Seulement, les deux ou trois cents élèves que j’ai
chaque année en classe terminale de lycée technique n’ont pas du tout encore
construit cela et j’ai beaucoup plus de difficultés dans ces classes de
terminale avec des élèves de dix-huit ans, que je n’en aurais dans un cours
préparatoire ou dans un CE1 ou dans un CE2. C’est-à -dire qu’il y a là un certain
nombre de choses qui ont été détruites. Et qui ont été détruites non pas par
démission des parents, par “ perte des repères ”, par l’influence des
médias : bien sûr, ce qui se passe dans le quartier, dans la famille, dans
les médias, ce qui se passe dans la société en général a de l’influence, et une
influence extrĂŞmement nocive souvent, mais le fonctionnement institutionnel
lui-même de l’école a aussi une influence tout aussi importante sur cette
construction, ou absence de construction, de la citoyenneté. Il n’est pas
besoin encore de passer des diplômes pour procréer, faire des enfants (même si
certains y ont songé !), alors qu’en effet, en tant qu’enseignants, en
tant qu’instituteurs, professeurs, nous sommes des professionnels de l’éducation
et on ne peut pas mettre sur le mĂŞme plan les erreurs Ă©ducatives commises par
des professionnels de l’éducation et celle commises par les parents. Il y a
donc là à marquer fortement le rôle de l’école qui est précisément de reconnaître les attaches identitaires,
affectives, familiales, ethniques, religieuses, culturelles des enfants, pour
qu’ils puissent en sortir, devenir élèves,
leur permettre donc, tout en faisant en sorte que leur propre identité soit
reconnue, de travailler cette
identité pour qu’elle puisse s’articuler avec celle des autres. C’est ça
l’enjeu fondamental et la complexité tout à fait considérable de ce qui se
passe, encore une fois, tout à fait ordinairement, dans une classe d’école
primaire, de collège ou de lycée. Et il nous faut alors entrer dans la
description de cette logique institutionnelle de l’école et essayer d’esquisser
un certain nombre de pistes qui permettraient de répondre à cet enjeu.
Je vais directement au plus profond.
Je crois que l’enfant fait l’expérience, dans
l’immense majorité des cas, dans la classe, d’un pouvoir qui est encore un
pouvoir d’essence religieuse. C’est-à -dire d’un pouvoir où les différentes
fonctions ne sont pas distinctes et articulées.
Par exemple, principe élémentaire du droit : nul ne peut être juge et partie. Ce
n’est pas le magistrat qui a été cambriolé qui peut juger son propre
cambrioleur. Sinon, le jugement n’aurait aucune validité et serait cassé. Nul
ne peut être juge et partie, sauf dans la classe, précisément, où, comme
enseignant, je peux être à la fois celui qui a été atteint par des injures, par
le désordre, par l’agressivité des élèves et celui qui va les sanctionner. À
partir de là , même si la punition que je donne à l’élève est objectivement
juste, si elle est adaptée, équilibrée, si je n’enfreins pas l’arrêté de 1887
qui interdit les châtiments corporels ou humiliants, si j’utilise donc les
moyens qui sont à ma disposition pour maintenir l’ordre de manière rationnelle,
correcte, eh bien, mĂŞme dans ce cas-lĂ , la confusion des pouvoirs entre juge et
partie fait que l’enfant ne peut percevoir la punition que comme la vengeance
de celui dont l’autorité a été momentanément bafouée. Il s’agit pour moi de
rétablir mon autorité, et la
perversion induite par la confusion des pouvoirs à l’intérieur de la classe
aboutit à ce que l’enfant apprend à se soumettre
à une personne, au lieu que l’élève
apprenne à obéir à la loi.
Or, le
citoyen n’obéit pas aux autres personnes mais à la loi. Quand je donne un ordre, ce n’est pas moi qui donne un ordre, je ne fais
qu’exprimer une règle à un moment donné nécessaire pour que nous puissions
travailler ensemble. Si les enfants
apprennent à se soumettre à quelqu’un au lieu d’apprendre à obéir à la règle ou
Ă la loi , effectivement, ils apprennent la
soumission. Et la soumission c’est le contraire de l’obéissance.
Montesquieu dĂ©finissait la dĂ©mocratie de cette manière, comme le lieu oĂą l’on peut obĂ©ir et commander Ă
ses égaux. C’est là aussi, le principe démocratique : celui des
hiérarchies fonctionnelles, des fonctions articulées. Et donc, si je punis dans
cet état de confusion des pouvoirs, il y a perversion pour l’enfant et
perversion pour moi-même aussi. Chacun d’entre nous qui a été à même de mettre
une punition a toujours ressenti, éprouvé un sentiment d’échec personnel. Si je
suis obligé de punir les enfants, c’est que mon
autorité, cette image mythique de l’autorité “ naturelle ” dans la
classe, a été mise en cause, que je n’ai pas été capable de maintenir l’ordre.
Donc, vous voyez la double conséquence sur l’enfant et sur moi-même de cette
confusion des pouvoirs, du point de vue du maintien de l’ordre dans la classe.
Et cette
confusion des pouvoirs a aussi des effets sur l’apprentissage des savoirs. En effet, c’est moi qui enseigne et c’est moi qui
juge les résultats de cet enseignement. D’où, bien entendu, double perversion
encore une fois dans la construction des savoirs pour l’élève et pour moi-même,
parce que je me juge moi-même à travers les résultats de mes élèves. Et le
narcissisme de l’enseignant ou du professeur se trouve entretenu par cette
image que lui renvoient les bons élèves et son agressivité éventuelle ou son
dépit se trouve entretenu par les échecs des élèves dont il va être tenté de
les rendre responsables. Quelque part en nous, nous nous posons toujours ces
questions : mais enfin, s’ils bavardent, c’est que je ne les intéresse
pas ! Je suis un mauvais acteur ou je suis un mauvais pédagogue… avec la
culpabilisation liée à ce genre de situation. Et là , il y a des choses extrêmement
graves, il y a des classes qui “ fonctionnent ” aujourd’hui comme si
l’enseignant n’était pas là , du coup certains enseignants fonctionnent comme si
les élèves n’étaient pas là , comme dans ma discipline, la philosophie, surtout
dans les séries techniques, où il y a d’excellents collègues qui sont très
savants, très compétents et qui parlent pour les deux ou trois du premier rang
pendant que le reste de la classe tape le carton, lit des revues diverses ou
fait ses maths pour l’heure de cours suivante…
Il n’y a même pas d’agressivité dans le
comportement des élèves, seulement une sorte d’indifférence plus ou moins
polie, et quand on les rappelle à l’ordre, ils vous répondent : « Mais, Monsieur, on vous en prie, continuez
(Ă faire votre cours), vous ne nous
dérangez pas… », pendant qu’ils se livrent à leurs propres
occupations ;
ils fonctionnent un peu devant l’enseignant comme devant l’écran de télévision
et, quand vous regardez une émission de télévision vous pouvez toujours vous
lever, discuter avec le voisin… Alors certes, en classe, on ne peut pas
zapper ! Mais c’est souvent ce comportement qu’ont les enfants et les
jeunes devant leurs enseignants. Et l’enseignant, fatiguĂ© des rappels Ă
l’ordre, se résigne et se met à fonctionner en effet comme si les élèves
n’étaient pas là … Et qu’importe les résultats, pourvu que j’ai enseigné, pourvu
qu’on ait fait le programme ! Le programme : bon moyen de boucher
l’angoisse, boucher les inquiétudes, pas le temps de discuter, nous avons le
programme…
Alors, cette situation de confusion des pouvoirs,
à savoir que c’est le même qui enseigne et qui juge des résultats de son
enseignement, a pour conséquence inévitable, chez les élèves, du côté de
l’apprentissage des savoirs, que la
recherche de la vérité se trouve transformée en recherche de la conformité.
Si je suis un élève relativement intelligent, si
dans ma famille, j’ai appris par osmose ce qu’il faut faire ou ne pas faire en
classe pour pouvoir à peu près réussir, ou au moins ne pas avoir d’ennuis, eh
bien je vais deviner assez rapidement ce que je crois que l’enseignant attend
de moi. Et dans les dissertations de philosophie, c’est : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre
sur cette copie qui va “ faire bien ”… » Alors, quand, à la
quarantième copie, je lis la même citation, le même exemple… ! Sur un
sujet de bac de l’an dernier, il avait
dû se produire une perturbation dans l’audition du cours parce que, dans certaines
copies, c’était « une langueur plus
romantique » et dans d’autres, c’était « une langueur plus érotique » ! À propos de la côte
supplémentaire peinte par Ingres à son odalisque… C’était un sujet sur
l’art … Alors,
vous vous dites inévitablement : bon c’est ça, l’apprentissage des
savoirs, l’apprentissage de la réflexion ? C’est la récitation, la
régurgitation d’un cours ? L’apprentissage, la recherche de la vérité et
des méthodes pour atteindre la vérité, dans les sciences notamment et pas
seulement dans les sciences, se trouvent remplacés par la recherche de la
conformité. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre sur cette copie pour
avoir une bonne note ?
D’où d’ailleurs la “ pompe ” généralisée
à tous les niveaux de notre enseignement. J’étais, en juin dernier, dans un
collège en Seine-&-Marne pour une journée d’études à laquelle participaient
les délégués de 3ème et de 4ème, les professeurs, les
agents, les délégués parents dans les conseils de classe, et évidemment, le
principal, le principal adjoint, les conseillers d’éducation, les surveillants
et pendant toute la journée, c’était vraiment le grand brainstorming ! Et le matin, les élèves racontaient des choses
extrĂŞmement simples. Par exemple, tel professeur donne le mĂŞme sujet de
contrôle à deux classes de même niveau. Alors les élèves rendent le devoir, on
procède au corrigé et quand les élèves de la première classe sortent avec le
corrigé, ils le communiquent aux autres qui recopient le corrigé et dans la
deuxième classe, bien entendu, les résultats sont meilleurs que dans la
première… Ils ont aussi parlé de bien d’autres problèmes, mais c’était ça le
plus fort : « Quand on voit
certains qui copient qui ont de meilleures notes que celui qui travaille tout
seul… ». Mon fils était en seconde, l’an dernier, et il m’expliquait
que dans les interrogations, des élèves arrivaient avec deux copies : il y
a une copie blanche sur laquelle on va Ă©crire son nom, la date..., on va Ă©crire
un certain nombre de choses et à la fin de l’heure, ce n’est pas cette copie
qu’on rend, c’est celle qui a été écrite chez soi, paisiblement au chaud,
avant, puisque l’on connaissait déjà le sujet de l’interrogation. J’ai un
ancien élève qui a échoué dans une école d’ingénieur que je ne citerais
pas : pour des raisons de santé, il arrive quinze jours en retard. Alors,
il a échappé au bizutage, il avait déjà donné dans son lycée professionnel où
il était interne, il était plutôt content, mais il avait également raté la
“ bourse ”. La bourse, c’est le moment où les élèves de deuxième
année vendent aux élèves de première
année les sujets des partiels et les corrigés. Et comme bien entendu, il y a la
moitié des élèves qui ne passent pas en deuxième année, la concurrence est
rude ! Et l’ami Gilles est obligé de se débrouiller par ses propres moyens
et il ne passe pas en seconde année. C’est intéressant de voir la manière dont
on forme les ingénieurs, tout au moins dans certains lieux en France…
Alors, il y a tout un tas d’autres problèmes de ce
genre, je ne veux pas prolonger trop le propos mais vous voyez que tout se
ramène à cette question fondamentale qui est que, malgré les habiletés
psychologiques, malgré notre compétence pédagogique, dans la mesure où nous
fonctionnons dans ce système de confusion des pouvoirs, ce sont les
acquisitions des savoirs elles-mêmes qui sont en jeu. Ce sont les règles
institutionnelles actuelles qui contreviennent aux principes élémentaires du
droit : nul ne peut ĂŞtre juge et partie, la loi est la mĂŞme pour tous, on
pourrait reprendre tous les principes fondateurs du droit. Dans cette situation de confusion des pouvoirs, en effet, ce n’est pas
seulement l’accès à la citoyenneté qui se trouve, sinon rendu impossible, tout
au moins très difficile, c’est également la construction des savoirs, ce qui
est la mission principale de l’école.
Alors, on peut essayer de compenser, à l’extérieur
des tâches centrales d’apprentissage. Et en effet, une tendance consiste Ă
développer les clubs, les activités périscolaires, les journaux lycéens, les
associations... et ce sont des lieux, en effet, oĂą les jeunes peuvent prendre
des initiatives, des responsabilités et qui du point de vue de leur propre
formation peuvent leur ĂŞtre extrĂŞmement utiles. Mais il est vrai aussi que,
lorsque les élèves prennent des responsabilités, le conseiller d’éducation voit
arriver les responsables des journaux ou autres clubs aux alentours de février-mars
en disant : « Mes parents
disent que le bac approche, que je ferais peut-être mieux de réviser plutôt que
de m’occuper du journal ou du club théâtre ou de ceci ou de cela… ».
Encore une fois, ces initiatives qui
sont prises à la périphérie, ou à la marge du système scolaire, peuvent être
très utiles pour un certain nombre d’élèves qui ne se laissent pas détruire et
se découvrent des capacités grâce à tout ce qu’ils peuvent rencontrer comme
occasion de vie associative à l’extérieur de l’école ou dans l’école. Mais cela
ne se passe pas dans le cadre des cours, dans la fonction centrale de l’école,
et c’est très utile pour eux mais ce n’est pas validé dans le cursus, ça n’a
aucune espèce d’importance, ça n’est pas mentionné sur le livret scolaire. D’une
part, ça n’est pas validé dans le cursus, et d’autre part ces capacités
d’initiatives se trouvent souvent développées en contradiction avec la logique
de fonctionnement institutionnel de la classe.
Et c’est bien dans la classe, dans le rapport de
l’enseignant à ses élèves, que se pose la question centrale que je viens
d’essayer de résumer. Alors on va entrer dans quelques minutes dans quelques
perspectives de solution, mais, encore une fois, nos efforts psychologiques,
nos habiletés, nos compétences pédagogiques, dans la mesure où ils s’inscrivent
dans ce fonctionnement institutionnel de confusion des pouvoirs, ne font que
renforcer sa pseudo-Ă©vidence. Il y a un danger majeur qui consisterait Ă
“ enrober la pilule ” par rapport aux exigences que comportent en
eux-mĂŞmes les apprentissages des savoirs.
On pourrait citer un tas d’exemples d’ordre
pédagogique. Il y a également du point de vue de la discipline, du régime des
sanctions du comportement, toute une tendance qui consiste à tolérer un certain
nombre de choses jusqu’au moment où cela devient totalement intolérable, et où,
effectivement, on est obligé d’avoir recours à des sanctions beaucoup plus
fortes. C’est très fréquent, dans les établissements, qu’il n’y ait pas de
continuité, de gradation entre le simple avertissement ou à la rigueur l’heure
de colle, et l’exclusion. Toute une série de comportements sont inaperçus dans
le fonctionnement ordinaire de l’école et ne sont pas pris en compte.
Deux exemples. Un de mes élèves me racontait, il y
a trois semaines, ceci : quand il était au collège, il avait craché dans
la cour de récréation, il ne savait pas que c’était interdit de cracher par
terre (on pourrait mettre des écriteaux, comme jadis : “ Interdit de
cracher par terre et de parler au machiniste ” !) ; un pion le
voit : deux heures de colle. Trois jours après, il se fait casser la
figure par des caïds de troisième et, malgré sa plainte, il ne se passe rien.
Il ne peut pas y avoir de construction cohérente de la citoyenneté ou de la loi
dans une situation oĂą lorsque, alors que j’ai Ă©tĂ© victime de violences tout Ă
fait condamnables, il ne se passe rien, et où, parce que j’ai craché par terre
ou refusé d’enlever ma casquette, je me retrouve avec deux heures de colle.
Toutes ces incohérences tissent le quotidien de l’école et ont évidemment
beaucoup plus de poids que nos discours moralisant.
Deuxième exemple, une bagarre dans une cour de
récréation, c’est banal ça ! Saïd, élève de troisième, voit de loin son
petit frère qui est en sixième se faire agresser. Alors, son sang ne fait qu’un
tour, il se précipite sur l’agresseur : dix-sept points de suture et huit
jours d’hospitalisation pour l’agresseur du petit frère. Alors, comme Saïd
s’était déjà signalé par son comportement auparavant, le massacre le conduit
devant le conseil de discipline, qui devient inévitable, et il ira terminer sa
troisième dans un autre collège. Quand, dans un stage de formation de chefs
d’établissement, la principale raconte cette histoire, nous aurons tous les
renseignements nécessaires qui nous permettront de comprendre d’où vient la
violence de Saïd : le père maghrébin, extrêmement violent à son égard, le
petit frère préféré de sa mère ,
qui réussit à l’école, dont il est extrêmement jaloux, et on peut s’apercevoir
en effet que l’agresseur qui agresse le petit frère est en train de faire ce
que lui rêve de faire au petit frère ! Et donc pour compenser la
culpabilité due au sentiment de jalousie qu’il éprouve à l’égard de son petit
frère, eh bien, il va le défendre, et donc il se retrouve, de son point de vue,
exclu parce qu’il a défendu son petit frère ! On aura toutes les
explications psychologiques nĂ©cessaires, mais, dans ce stage, j’ai invitĂ© Ă
revenir à la question sous l’angle juridique : est-ce que quelqu’un, dans
ce conseil de discipline, ou même avant, a dit à Saïd que, dans un premier temps, il avait eu raison de faire ce qu’il avait
fait ? Or, n’importe quel citoyen,
témoin de l’agression de quelqu’un d’autre, a non seulement le droit mais le
devoir d’intervenir, dans la mesure de ses moyens, pour faire cesser l’acte
délictueux ou l’agression. Et dans les journaux on peut souvent lire les
récits de gens qui ont été agressés, dans le métro par exemple, et qui vous
disent : « Il y avait là trois
cents personnes qui n’ont pas bougé… ». Telle Ă©lève se fait agresser Ă
cinq heures, à la sortie du lycée à un moment où il y a deux ou trois cents
élèves qui attendent les cars qui les emmèneront dans tous les bleds de
Seine-&-Marne. J’enseigne dans un lycée à Meaux. Et cette élève, dans son
récit, écrit : « Tout le monde
attendait les cars, personne n’a bougé » .
La passivité est synonyme de complicité.
Alors, à propos de cette bagarre de cour de récréation, est-ce que quelqu’un a
dit à Saïd qu’il avait eu raison dans un premier temps et qu’il ne pouvait être
puni que parce que sa violence avait été au-delà de la violence de
neutralisation, violence policière au sens légitime du terme, pour basculer
dans, ce qui arrive malheureusement aussi Ă des policiers, la bavure ? La
sanction ne peut porter que sur ce basculement, sur le fait qu’il s’est laissé
emporter par sa propre violence.
D’autre part, l’agresseur : alors évidemment,
il est à l’hôpital, on peut estimer que c’est une sanction suffisante, mais
peut-être qu’il y a, même symboliquement, à lui indiquer, ainsi qu’à Saïd,
qu’il est à l’origine du conflit, que “ c’est lui qui a
commencé ” ! Quant au cercle des “ bons élèves ” qui
entourent, que le pion a été obligé de fendre pour séparer les combattants et
faire cesser le massacre, ces “ bons élèves ” qui entourent et qui
encouragent, qui crient : « Du
sang ! Du sang ! », qui les mettra en cause ? Leur
responsabilité est plus importante que celle de Saïd qui lui, au moins, essaye
de faire quelque chose. Et donc, si on exclut SaĂŻd, que faut-il faire des
autres dont la responsabilité est, juridiquement, plus importante ? Alors,
effectivement, le chef d’établissement me regardait avec des yeux ronds en
disant : « Cela rend les choses
un peu plus compliquées… ». La construction de la loi, c’est en effet
tout à fait compliqué…
Si on revient un petit peu Ă ce que je disais tout
à l’heure sur les marges et le centre, les élèves en effet, aujourd’hui, ont
des pouvoirs, des droits, et ils ne les utilisent pas. Il y a toute une rafale
de textes qui, suite au mouvement des lycéens en 1990, ont été pris par le
Ministère sur les droits et devoirs des lycéens, sur les droits d’expression,
d’association... et on s’aperçoit qu’il est probable qu’il y a moins de 3% des
lycéens qui se servent de ces droits qui leur sont accordés. Et c’est peut-être
parce que ces droits et ces pouvoirs portent, finalement sur l’accessoire.
Encore une fois, je ne méprise pas du tout cet
accessoire, c’est un moyen de compensation et d’apprentissage des
responsabilités civiques. En ce qui me concerne, c’est effectivement dans la
vie associative, dans un mouvement de jeunesse, dès la classe de 3ème,
et plus tard dans un mouvement d’éducation populaire, que j’ai appris un
certain nombre de choses que ni l’école ni la formation d’enseignants ne m’ont
appris. Donc, je ne méprise pas du tout ce périscolaire, tout ce qui est lieux
oĂą les enfants et les adolescents peuvent apprendre Ă prendre des
responsabilités. Mais ça ne porte pas sur ce qui fait l’essentiel de la
fonction de l’école, c’est-à -dire l’enseignement ; et là je prends souvent
l’exemple des notes, pour montrer que, sur cette fonction centrale, les élèves
n’ont aucune espèce de pouvoir ; Mickaël, en terminale E, écrit
ceci : « J’étais en première,
nous avions un compte rendu de travaux pratiques Ă rendre en physique. Un
copain à moi avait oublié de le faire. Je lui ai donc – admirez le
“ donc ” – passé le mien. Il l’a recopié texto, nous
avons donc rendu le même devoir au professeur. Le professeur les a corrigés.
Résultats des courses : moi, Mickaël 2/20 et Fabien 16/20. Je ne comprends
pas ! ». Alors quand Mickaël me raconte ça, je lui dis (c’est ce
qu’on appelle, en droit, l’obligation de la preuve) : « Tu me fais des photocopies des deux devoirs
corrigés », photocopies que j’ai, bien entendu, obtenues. Alors quand
je dis que les élèves n’ont aucun pouvoir, ça tient en ceci : qu’il
n’existe aucune espèce de procédure
qui puisse permettre à Mickaël de poser la question à son professeur et de
faire rectifier la note. Bien sûr je lui ai posé la question : « Tu as été voir le professeur, tu as essayé
de discuter avec lui ? –- J’ai demandé des explications au professeur
qui m’a dit que mon compte rendu était incomplet et m’a demandé de le refaire
pour la semaine suivante. Et je ne l’ai pas refait, je n’avais rien Ă ajouter Ă
ce compte rendu ». Et je lui dis : « Donc tu as gardé ton 2 ? – Ben oui, on n’y peut rien, c’est comme
ça » .
L’intériorisation du “ on n’y peut rien, de toute façon ce n’est pas la
peine de discuter, les professeurs ont toujours raison... ” est massive
chez les élèves. C’est, très précisément, ce que l’on peut appeler – Mickaël a
dix huit ans, il est déjà citoyen – une résignation. Il n’existe dans le
fonctionnement institutionnel aucune procédure qui pourrait permettre de
traiter ce conflit, qui est un litige au sens juridique du terme, un litige
d’ordre “ civil ”. Il n’y a aucune instance devant laquelle Mickaël
pourrait porter le problème. Et j’insiste : « Tu as dit au professeur qu’il y avait une copie identique à la tienne
qui avait 16/20 ? – Eh bien non, je ne suis pas fou quand même :
Fabien se serait retrouvé avec un zéro puisqu’il avait copié sur moi ! ».
Et je lui dis : « Et
probablement toi aussi en tant que complice… Mais tu aurais pu t’adresser au
professeur en disant : “ Bon voilà , on a copié, Fabien a copié sur
moi, on a zéro tous les deux, cette question étant réglée, expliquez-nous
comment vous notez. ” » Et peut-être – parce que ces
histoires-là , ça m’arrive aussi ! –, comme professeur, j’aurais pu
expliquer : « Eh bien écoutez,
je ne sais pas, il devait ĂŞtre trois heures du matin, il fallait rendre les
copies le lendemain, j’étais un peu fatigué, j’étais distrait, on va refaire
ça, je re-note, et voilà … » Et je dis donc à Mickaël : « Tu ne
peux faire reconnaître ton droit que si tu reconnais tes propres erreurs et tes
propres fautes ».
La question des procédures c’est très
important : à quoi sert un règlement si je n’ai pas la méthode pour le
faire appliquer ? Nous avons des règlements intérieurs d’établissements,
nous n’avons pas le code de procédure qui va avec. Il y a dans la société un
code pénal et un code de procédure pénale, il y a un code civil, il y a un code
de procédure civile. Il n’y a pas avec le règlement intérieur, un code de procédure
qui permettrait de savoir comment, effectivement, on peut réaliser par exemple
les nobles objectifs du préambule ou bien, concrètement, en effet, comment sont
fixées les punitions et par qui.
Et cette absence de code de procédure provoque
parfois des violences tout à fait précises. Une élève écrit un texte où elle
explique qu’il y a deux ans, elle avait vu un professeur se faire insulter et
frapper par deux élèves qui avaient eu une mauvaise note .
C’était à la fin du cours… C’est toujours dans les interstices, au moment où
les autres classes attendent, que les élèves viennent demander des
explications. C’est là qu’ils l’ont alpagué… C’est toujours au moment où on n’a
évidemment pas le temps que les élèves viennent vous voir en disant : « Monsieur on n’a pas compris tel truc »,
il faudrait presque ré-expliquer le cours dans le cadre de l’interclasse !
À la fin du cours, ces deux élèves étaient allés voir le professeur et il leur
avait répondu que le cours n’avait pas été appris. « Tu n’as pas appris ta leçon ! » Les élèves ont répondu,
ont commencé à traiter le professeur de tous les noms. Celui-ci a répliqué,
bien entendu. Ils en sont venus aux mains. Comme ils Ă©taient deux, le
professeur a terminé à l’infirmerie.
Où est l’erreur, ici ? Indépendamment même de
l’absence de procédures de règlement des litiges ? Bien entendu, les
élèves sont dans leur tort, ils vont passer en conseil de discipline. Mais
l’origine du conflit est dans la simple et banale affirmation du
professeur : « Tu n’as pas
appris ta leçon ! ». En droit, c’est ce qu’on appelle une
affirmation sans preuve. En réalité, il n’en sait rien. De même quand nous
disons que tel ou tel élève “ ne travaille pas ”. Nous avons des
quantités d’élèves, quand on leur demande : « Mais tu as appris ta leçon ? », qui vous répondent :
« Mais oui, Monsieur, je l’ai
apprise ! » C’est-à -dire qu’en effet, il a passé deux heures sur
ses notes de cours, sur son bouquin et puis au bout de deux heures, il ne lui
reste que de la poussière dans la cervelle. Il n’en reste rien parce qu’il ne
sait pas ce que c’est qu’apprendre une leçon et d’ailleurs, on ne lui a jamais
expliqué en quoi consistait apprendre une leçon, à anticiper sur les questions
du professeur, trier l’essentiel de l’accessoire, se reconstruire une
problématique et un certain nombre de réponses, etc..
Donc, vous voyez, il y a des choses dans le tissu
le plus banal, le plus dérisoire de la classe : « Tu n’as pas appris ta leçon ! ».
Je n’ai pas le droit de dire cela. Du point de vue juridique, je n’en ai pas le
droit ; même si dans 95% des cas, bien sûr, mon intuition est juste, il
reste les 5% et c’est bien une affirmation sans preuve. Je n’ai que le droit de
dire : « Si tu as appris ta leçon,
alors cet apprentissage a été inefficace, tu t’y est mal pris et je vais
t’expliquer comment faire pour apprendre tes leçons ». Et puisque nous
sommes dans l’interclasse, qu’ils ont un autre cours, qu’une autre classe
m’attend, je peux les renvoyer au moment prévu dans l’emploi du temps pour le
règlement de ces litiges et ces explications… À condition que ces moments de
régulation, les instances de règlement des litiges soient effectivement
prévus ! Sinon je suis réduit au face-à -face, en effet parfois violent.
Les affirmations sans preuve, les jugements
moralisants portés sur la personne même de l’élève, pullulent lors des conseils
de classe et, plus grave, sont portés, écrits sur les bulletins et les
livrets : or, dans ces situations, les élèves peuvent entendre qu’ils sont
jugés, et parfois sanctionnés, non pas à cause de ce qu’ils ont fait, ou n’ont
pas fait ( ! ) mais de ce qu’ils sont.
Et je n’ai pas le droit de punir quelqu’un à cause de ce qu’il est, mais seulement à cause de ce qu’il
a, personnellement, commis, et pour un acte dont la preuve est apportée au
cours de l’instruction. C’est d’autant plus important que je remplis en effet
une fonction de magistrature lorsque
j’évalue ou que je
sanctionne , et c’est
donc bien le moins que je respecte la déontologie de cette fonction.
Si la punition et l’évaluation apparaissent comme
laissées à l’arbitraire des professeurs, il est doublement impossible que se
construisent la loi et les savoirs. Dans telle classe on est puni si on
n’enlève pas sa casquette et dans un autre cours, c’est permis, ou le
professeur ne le voit même pas… C’est ça le fonctionnement du collège : de
8 heures à 10 heures, on a intérêt à se tenir tranquille, c’est une peau de
vache, de 10 à 11, c’est le chahut, on fait ce qu’on veut, etc.. Et en plus, de
8 heures Ă 10 heures, il faut s’intĂ©resser Ă la bataille de Marignan, de 10 Ă
11, il faut se passionner pour la reproduction des oursins, de 11 Ă 12, il faut
jouer au basket ou au volley, et Ă chaque heure ĂŞtre
“ motivé ” ! C’est ce morcellement, cette déstructuration des
savoirs et de la “ loi ” qui tissent le quotidien de l’école, et,
effectivement, là dedans, construire une cohérence, construire quelque chose
d’un peu solide, ça devient extraordinairement difficile et donc, on se
faufile : il s’agit de “ passer entre les mailles du filet ”, de
“ ne pas se faire remarquer ”, de “ faire semblant de
s’intéresser ” pour ne pas avoir d’ennuis de la part des profs tout en
veillant à ne pas passer pour un “ fayot ” ou un
“ bouffon ” aux yeux des camarades !
Et nous prenons, à l’école, cette habitude bien
française de considérer que l’application du règlement est une punition en
soi : « Oh non !
M’sieur ! » vous connaissez bien cette tendance, souvent
exaspérante, qu’ont les adolescents à vouloir “ négocier ” sans
arrêt, et lorsque j’accède à leur demande, c’est toujours sur le mode de la concession, ou bien lorsque je me crispe
sur mes exigences, il y a quelque chose qui est vécue par les élèves – et par
moi ! – comme un rapport de force, comme un face-à -face sans fin… Quand on
entend parler librement des élèves ou des enseignants de ce qui se passe en
classe, c’est bien ce rapport de force qui caractérise essentiellement les
relations, dans le fonctionnement quotidien ordinaire de la classe. Il faut
“ s’imposer ” ! Au début, “ serrer la vis ! ”
Après, on peut relâcher…
La question de l’autorité n’est vue que comme une
question de dosage, de quantité : est-ce qu’il faut être plus ou moins
autoritaire ou plus ou moins libéral ? Alors que la question est celle du
fondement de la loi : qu’est-ce qui justifie, rationnellement ou
moralement telle ou telle règle ?
Toute infraction mérite punition et
réparation, c’est aussi un principe élémentaire du droit ! À condition
bien sûr que cette punition apparaisse comme l’effet légal d’un comportement
illégal et non pas comme le résultat de mon arbitraire ou de mon humeur. Tel
jour, je supporterais cela et tel autre jour, je ne supporterais plus parce que
je serais fatigué…
Dans un système de procédures, dans un système de
règles, évolutif bien sûr, parce qu’il faut que le règlement intérieur prévoit
aussi les conditions de ses propres modifications – ça aussi, c’est extrêmement
important –, je me trouve protégé, je peux toujours perdre mon sang-froid quand
je suis enseignant, mais les procédures de réparations existent. N’importe
lequel d’entre nous ne peut pas prétendre être toujours et partout d’humeur
égale et vigilante : il nous arrive, en effet, d’être fatigués et de
commettre des injustices et c’est donc bien pour cela qu’existent des règles.
Je peux me tromper en corrigeant des copies. Mettre 2 Ă cette copie et 16 Ă
l’autre parce que, en effet, il était deux heures du matin et que je n’avais
pas fini et que j’étais abruti. Nous savons, parce que nous sommes adultes et
que nous sommes citoyens, nous savons réparer les éventuelles infractions que
nous pouvons commettre. En tant qu’adultes, nous savons bien que nous ne sommes
pas parfaits. Et nous n’allons pas nous mettre à culpabiliser parce que nous ne
coïncidons pas avec cette image de l’adulte parfait, idéal, “ apte à la
relation ”, à l’écoute, à la compréhension… Vous connaissez tout ce
discours faussement “ psy ” : il faut se former à la relation,
etc. Je ne veux pas du tout dire qu’il est inutile de se former
psychologiquement bien sûr ! et à la dynamique des groupes, etc., mais
étant donné le nombre d’enseignants que nous sommes, il est hors de question
d’attendre que tout le monde soit parfait pour que l’institution puisse
fonctionner.
Ce qui caractérise une institution, c’est
précisément qu’elle doit pouvoir fonctionner quelles que soient les qualités et
les défauts des acteurs. Avec cette différence que mes erreurs, mes infractions
(une torgnole par exemple), ne peuvent pas ĂŞtre mises sur le mĂŞme plan que
celles des élèves, puisque, précisément, je suis majeur et citoyen et qu’eux ne
le sont pas encore. Qu’il y ait des
procédures permettant le rétablissement de la loi lorsqu’elle est
transgressée : ce n’est pas très grave que telle ou telle règle soit
quelquefois transgressée, s’il y a réparation, ce qui est grave, c’est quand la
loi est niée. Et elle est niée quand
elle est remplacée par l’arbitraire personnel et le jeu des rapports de force,
de la violence quelquefois, quand je prétends, après avoir flanqué une claque,
avoir eu raison de le faire…
Mes erreurs
en tant qu’adulte ne peuvent pas être mise sur le même plan que celles des
enfants puisque les enfants sont encore dans un état d’ignorance légitime. Tout le paradoxe de l’éducation à la citoyenneté
réside précisément en cela, que nous avons affaire à des enfants, des
adolescents, qui sont déjà sujets de droit mais qui ne sont pas encore des
citoyens. Nul n’est censé ignorer la
loi, oui, Ă partir de 18 ans !
Donc, quand on se plaint du comportement
anarchique, déviant ou violent de tel élève, d’une certaine manière, on inverse
le droit ! D’ailleurs qu’arrive-t-il dans les faits, et dans l’immense
majorité des cas, au professeur qui flanque une claque à un élève – ça n’arrive
jamais ! – et à l’élève qui frappe un professeur ? Or, ce n’est pas
moi qui le dis, c’est le Code Pénal, pour un même acte délictueux ou criminel,
un mineur est moins lourdement sanctionnĂ© qu’un majeur… Et l’élève vient Ă
l’école précisément parce qu’il est encore ignorant, et des savoirs, bien sûr,
et des lois : nos deux bagarreurs du collège de Clichy-sous-Bois de tout Ă
l’heure, ils viennent à l’école pour apprendre ça : qu’on n’a pas le droit
de se taper dessus pour régler un conflit. Tout le paradoxe de la pédagogie,
tout le paradoxe du fonctionnement institutionnel de l’école, est là :
dans la tension constitutive de l’éducation
entre le “ déjà ” – les enfants sont déjà sujets de droit – et le
“ pas encore ” – ils ne sont pas encore citoyens. Ne pas perdre de
vue l’extraordinaire complexité que ça peut représenter. Et c’est une banalité
que la sagesse populaire connaĂ®t bien : c’est en forgeant qu’on apprend Ă
devenir forgeron, c’est en faisant qu’on apprend à faire. Kant avait déjà dit
cela : « On ne peut apprendre Ă
vivre en liberté que si on a été placé en liberté » .
Et l’apprentissage de la loi, c’est l’apprentissage de la liberté, de même que
l’apprentissage des savoirs, c’est l’apprentissage de la raison.
Mais ça, c’est ce qui fait le tissu quotidien de
votre travail à l’OCCE. J’insiste seulement sur cet aspect : comment introduire
dans le fonctionnement institutionnel de la classe ou de l’établissement la
séparation des pouvoirs, la distinction plutôt et l’articulation des pouvoirs
dont parlait Montesquieu comme fondement de la démocratie ? Comment, dans
les procédures de validation, dans les notes, dans les bulletins, dans les
livrets scolaires, dans les décisions de passage d’une classe à la classe
supérieure, comment, en effet, pourrait-on débarrasser les enseignants de la
nécessité d’avoir à juger leurs propres
élèves ? Des procédures existent, sont possibles, sont à inventer et ça ne
coûterait probablement pas un sou de plus à l’Éducation Nationale.
La question est que je travaille dans un
établissement, et beaucoup d’entre vous aussi sans doute, où cette distinction
des pouvoirs n’existe pas. Et donc si je suis tout seul dans ma classe, je peux
quand même essayer de travailler cette question avec mes élèves ; c’est
d’ailleurs ce que je fais : je mets sur les bulletins scolaires des notes
“ bidons ”, depuis plus de vingt ans. Tout le monde le sait, personne
ne m’a jamais rien dit, y compris les inspecteurs.
J’explique mes “ ruses ” aux élèves dès
le début de l’année, et leur dis : « Cette question étant réglée, comme vous avez envie de ne pas perdre de
points au bac à cause de la dissertation, et bien vous allez vous entraîner et
je noterai comme je noterais le jour du bac. » Alors Nathalie,
désespérée, vient me voir, je lui ai mis 3 : « Mais Monsieur, j’y ai passé mon dimanche entier… ». Je dois
alors lui expliquer que ce qu’elle a écrit n’est pas une dissertation de
philosophie. La logique de l’école, ce n’est pas celle du salariat, on n’est
pas “ payé ” au temps passé à la tâche, on est payé à la qualité du
produit quel que soit le temps mis à le produire, s’il s’agit d’un devoir fait
à la maison. C’est la logique de l’artisanat. L’inconvénient, c’est qu’ils
savent que les enseignants sont des salariés. Et que, pour celui qui se
“ défonce ” pour eux ou pour celui qui s’en fout, les traitements sont
les mêmes à la fin du mois. C’est une petite contradiction intéressante comme
ça à pointer au passage….
Alors quelles procédures qui permettraient de
distinguer enfin clairement les rôles d’entraîneur et d’arbitre ou de
juge ? Si j’ai un autre collègue de la même discipline que moi qui est
d’accord sur cette nécessité, alors, à intervalles réguliers, tous les mois,
tous les deux mois, toutes les six semaines, toutes les semaines, enfin peu
importe, nous échangeons nos copies anonymées. Les notes portées sur le
bulletin, les seules rendues publiques, notamment auprès des parents seront les
notes données à ces devoirs et donc, ce n’est pas moi qui jugerais mes propres
élèves. On pourrait d’ailleurs étendre ce système et supprimer complètement le
baccalauréat. Ce qui permettrait quelques milliards d’économies qui pourraient
être investis ailleurs dans le système éducatif plus utilement. Enfin supprimer
le baccalauréat en tant qu’épreuve finale qui mobilise la France entière, et la
télévision nous épargnerait les académiciens commentant les sujets de
philosophie et qui détruisent en quelques minutes le lent patient travail des
professeurs par un certain nombre d’absurdités. Cette cérémonie rituelle, qui
met la France en transes et qui n’a d’ailleurs jamais sérieusement vérifié les connaissances
réelles de qui que ce soit, pourrait être avantageusement remplacée par des
procédures qui préserveraient l’anonymat, juridiquement nécessaire. C’est un
peu compliqué à mettre en place mais ce n’est pas impossible. Je connais des
établissements où ça fonctionne déjà comme ça. ça, c’est du point de vue de l’évaluation, plus exactement de
la validation régulière des acquis.
Une procédure de distinction des pouvoirs est
également nécessaire du point de vue de la discipline, du point de vue du
maintien de l’ordre. Je connais des collèges, au moins trois, où existent des
tentatives en ce sens, et un lycée où le proviseur essaye de persuader son
conseil d’administration de mettre en place ce type de procédures en utilisant
la proposition 124 du Nouveau Contrat
pour l’École de Bayrou ;
cela revient Ă instituer une sorte de tribunal de police hebdomadaire oĂą un
certain nombre de gens tranchent les litiges qui leur sont soumis. Tribunal de
police ou tribunal d’instance selon qu’il s’agit du pénal ou du civil. Dans un
collège de Seine-&-Marne, par exemple, cette instance est composée d’un
parent d’élève, d’un enseignant, d’un agent, d’un délégué-élève, et du
conseiller d’éducation. Le conseiller d’éducation, c’est en quelque sorte lui
qui tient la jurisprudence et assure la cohérence des décisions, dans la mesure
où les autres membres sont à chaque fois différents et tirés au sort parmi les
représentants au conseil d’administration et leurs suppléants. Ils se
réunissent tous les quinze jours et regardent tous les litiges qui leur sont
soumis aussi bien par les agents, les élèves que les professeurs...
Une difficulté dans le fonctionnement habituel des
établissements est que les élèves savent qu’il y a deux catégories
d’adultes : ceux qui ont le droit de les punir et ceux qui n’en ont pas le
droit. Petite scène dans un collège du Val-de-Marne : je vais avec mes
collègues rejoindre la salle du stage Mafpen,
en dehors des heures de mouvement, et subitement une classe de 6ème
ou 5ème dévale l’escalier en courant, sans doute un professeur
absent ; au palier intermédiaire, une femme de ménage est en train de
passer la serpillière, et, cela dure une demie seconde, un des derniers élèves
se retourne et crache au pied de la femme de ménage, et hop !, aussitôt fout
le camp. Pas le temps de réagir, il a déjà disparu. J’ai été le seul, avec la
femme de ménage bien sûr, à voir la scène. Eh bien, il n’y a dans nos
établissements aucune procédure qui permette à cette femme de ménage d’obtenir
la punition de cet élève, ou alors cela ne relèverait que de la bonne volonté
de l’intendant ou de l’agent-chef ou même du chef d’établissement. Le chef
d’établissement peut ou non donner suite, à sa plainte éventuelle, et, en tout
cas elle ne peut pas punir l’élève elle-même. Or, une institution ne peut pas seulement fonctionner à la bonne volonté de
ses acteurs. Un établissement scolaire, c’est une institution. Dans les établissements où “ ça marche
mal ”, on constate souvent à l’analyse du fonctionnement de
l’établissement que le chef d’établissement avait des difficultés
considérables, n’avait pas les “ qualités ” requises… Alors on change
le chef d’établissement et, comme par miracle, parce que le nouveau responsable
manifeste un dynamisme et des qualités un peu hors du commun, les problèmes se
résolvent. Or, et j’insiste sur ce point, une institution ne peut pas
fonctionner uniquement sur la “ qualité ” des personnes, même si ces
qualités ne sont évidemment pas inutiles !
Si des procédures et des instances telles que
celles de ce collège de Seine-&-Marne existaient, MickaĂ«l pourrait, Ă
condition qu’il reconnaisse avoir prêté son devoir à Fabien, y porter cette
affaire des deux copies identiques avec deux notes différentes. Tout élève qui
estimerait avoir été noté injustement, ou avoir été victime de tout autre
comportement abusif de la part d’un professeur, pourrait saisir cette
instance : alors on instruit l’affaire et on décide de la sanction ou du
règlement du litige. Seuls peuvent décider ceux qui ne sont pas impliqués dans
l’affaire.
Alors en même temps, ça permet d’établir un peu de
cohérence, par la jurisprudence, si j’ose dire. On ne va pas mettre deux heures
de colle pour un certain comportement alors que l’on mettrait également deux
heures de colle pour un autre comportement beaucoup plus grave. Il y a une
mémoire qui se constitue, une “ jurisprudence ” en effet, à laquelle
on peut se référer. Dans ce collège de Seine-&-Marne, au début, cela est
apparu extrêmement lourd comme système, et le chef d’établissement était
souvent sur le point de renoncer à ce dispositif ; et il s’aperçoit que,
maintenant, à la troisième année de fonctionnement, en utilisant toute la
jurisprudence antérieure, les jugements deviennent de plus en plus rapides et
pour beaucoup quasiment automatiques .
Autrement dit, on refroidit de plus en plus ce qu’il peut y avoir de violence,
et ils en sont à se demander s’il est bien utile de se réunir tous les quinze
jours, si une fois par mois ne suffirait pas…
L’apprentissage de la citoyenneté, c’est d’abord
l’apprentissage des procédures de règlement des litiges et des infractions.
Alors, si dans la classe, en effet, l’élève peut dire : « Je n’ai pas compris » ou « Vous allez trop vite », s’il existe
des lieux et des moments de régulation, ce que l’on appelle dans les classes
primaires qui fonctionnent de cette manière le conseil institutionnel ou le
conseil de coopérative, s’il existe des lieux où l’on peut poser les problèmes
sur la table, les poser à froid et non pas dans l’urgence immédiate, alors,
toute une série de mécanismes peuvent se déclencher chez les enfants et les
adolescents qui contribuent à la construction de la citoyenneté.
Mais il importe alors de distinguer les niveaux de
normes, de prendre conscience clairement de ce qui est discutable et de ce qui
ne l’est pas, ou pas encore. Par exemple, je peux me référer, personnellement,
Ă des valeurs, je peux avoir une morale personnelle que je ne peux pas
prétendre pour autant imposer aux autres. Et vous savez les problèmes graves
posés aujourd’hui par ceux qui prétendent imposer leurs valeurs aux autres, par
exemple en ce qui concerne l’interruption volontaire de grossesse, ou d’autres
problèmes de société.
La différence entre morale et citoyenneté, c’est
que la morale fixe un certain nombre de comportements en référence à des
valeurs, alors que la citoyenneté ne se réfère pas, à proprement parler, à des
valeurs. Ou, tout au moins, que ces
valeurs auxquelles se réfère la citoyenneté sont des valeurs négatives.
Si on prend par exemple la devise républicaine
“ Liberté, Égalité, Fraternité ” : cette devise désigne bien
quelque chose qui est de l’ordre des valeurs, mais ces valeurs sont vides,
elles ne font qu’indiquer ce qu’il est interdit de faire. Quand je suis en
situation d’esclavage, de limitation de mes pouvoirs, de manipulation – car il
y a bien des manières de contrevenir à la liberté du citoyen –, de non liberté,
généralement je le sais ! Je peux contester, protester. Mais qu’est-ce que
la liberté, positivement ? Eh bien, c’est à inventer, c’est à faire, ce
n’est pas écrit d’avance. ça ne
préexiste pas à la décision que je prends de tel ou tel acte libre et de
commencer à comprendre que ma liberté, c’est également celle de l’autre. Ma
liberté ne commence pas là où s’arrête celle de l’autre. Sinon, on entre dans
une sorte de rapport de force, de frontière .
Toute la question du pouvoir et de l’autoritĂ©, notamment dans la classe, est Ă
repenser du point de vue de cette réflexion philosophique. En ce qui concerne
l’égalité : je sais ce qu’est une injustice, surtout si je la subis
moi-même ! Je sais ce que sont les injustices sociales. Mais qu’est-ce que
l’égalité, positivement ? De même, je sais ce que c’est que la violence,
mais qu’est-ce que la fraternité ? Personne ne peut donc décider à la
place de l’autre de ce qu’il entend par “ Égalité, Fraternité ou
Liberté ”. Donc la différence entre la citoyenneté et la morale ou les
morales, c’est que la citoyenneté, c’est un ensemble de règles qui permettent
que se construisent des morales ou des valeurs qui vont devoir coexister, dans
le pluralisme démocratique.
Alors quand on fixe les règles dans un règlement
intérieur ou même dans une classe, il y a plusieurs niveaux. D’abord, le niveau de l’arbitraire personnel ou de
groupe. Je peux très bien demander à mes élèves : « Je ne supporte pas le spectacle d’un
troupeau de ruminants, lorsque vous aurez cours avec moi, je vous demande de ne
pas manger de chewing-gum. » Nous avons tous nos tics, nos manies, nos
habitudes. Les élèves aussi peuvent avoir des demandes à formuler de cet ordre,
et nous ajusterons, provisoirement, nos caractères singuliers. Il y a donc un
premier niveau qui est l’ajustement des arbitraires, des caractères personnels
dans le groupe. C'est un niveau qu’on oublie souvent d’expliciter comme tel et
que l’on confond avec les autres niveaux : si j’attache une importance
excessive à cette demande – qui ne
peut pas être un ordre – les élèves
ne peuvent pas se construire une cohérence, une hiérarchie de normes
rationnelle.
Il y a un deuxième niveau qui est le niveau des coutumes, de la politesse.
Les règles de politesse, très variables d’une culture à l’autre, nous pouvons
en expliquer les origines anthropologiques. Pourquoi se serre-t-on la main le
matin pour se dire bonjour ? On tend la main ouverte à l’autre pour lui
dire : « Regarde, je ne porte
pas d’armes », c’est un signe de contrat social, de paix. Il y a comme
cela quantité de coutumes, de règles de politesse dont l’origine remonte à la
nuit des temps et qu’on peut tout à fait expliciter. On peut expliciter ce
qu’il en est du “ voile ” pour les femmes autour du bassin
méditerranéen, par exemple, surtout lorsque nous avons dans nos classes des
jeunes filles voilées. On peut lire Saint-Paul, sa lettre aux Corinthiens
notamment : les femmes doivent être voilées – ce n’est pas islamique bien
entendu, ça remonte bien avant l’Islam – parce que, si l’homme est “ la
gloire de Dieu ”, la femme, elle, est “ la gloire de
l’homme ” !
Alors, si j’ai dans ma classe des filles qui portent le voile, je peux leur
lire Saint-Paul, je peux leur dire : « Voyez la publicité pour le vin de Porto, “ le pays où le noir est
couleur ” : cette femme est présentée voilée… » On peut
expliquer comment des rituels sociaux remontent Ă la nuit des temps et ont des
significations qui, évidemment, se sont perdues, l’interdiction de manger du
porc, etc. Il y avait des justifications et ces justifications se sont
rigidifiées en traditions que l’on continue à respecter, mais qui n’ont plus
guère de sens aujourd’hui. D’autres comportements, de mode ceux-là , peuvent
aussi être analysés, la casquette, par exemple, qui devient une des causes de
conflit habituel, et de punition. La fourchette, c’est la petite fourche, la
trompette, la petite trompe, et la casquette, c’est le petit casque. Et c’est
quand on va à la guerre que l’on porte un casque… Alors, de quelle guerre
s’agit-il ? On peut ainsi parler avec les élèves et, oh surprise, certains
enlèveront d’eux-mêmes leur casquette…
Un autre principe élémentaire du droit : nul ne peut être mis en cause, en droit
français, pour des comportements qui ne
portent tort qu’à lui-même. Manger du chewing-gum est un comportement qui
ne porte tort à personne. Il ne peut pas y avoir de sanctions pour ça. Du point
de vue juridique, ça ne peut être que l’effet d’une convention locale. Il y a
quand même une exception à ce principe, dans le droit français, qui est
justement très problématique, c’est l’injonction thérapeutique en cas de
toxicomanie. Ce qui pose d’énormes problèmes aux magistrats et aux médecins.
C’est la seule exception qui est très discutée .
Si on applique ce principe au fonctionnement scolaire, alors à un élève qui ne
remet pas le devoir demandé ou qui n’apprend pas sa leçon – il a zéro, bien
entendu, puisque la note ne fait que refléter un degré de maîtrise dans un
savoir ou un savoir faire –, je ne peux pas, en plus de la note, ajouter deux
heures de colle.
Sébastien écrit ceci : « C’était en cinquième, j’avais l’habitude d’être un élève plutôt
bon en histoire et géographie, j’avais entre 11 et 16 et, un jour, j’ai eu 5/20
en histoire. La sanction habituelle était quatre heures de colle… » Il
y a une circulaire du 26 janvier 1978 qui stipule “ Aucune sanction ne peut être infligée pour insuffisance ou absence de
résultat ”. Alors, malheureusement, cette circulaire n’est applicable
que dans l’école primaire. Je demande qu’on l’étende aux collèges et aux
lycées. « … le samedi matin. Le
lendemain, la convocation est arrivée, je ne l’avais pas dit à mes parents et
le samedi arrive et je décide de ne pas y aller. Le lundi, je tombe sur ma
professeur qui me demande de justifier mon absence. Je la baratine avec une
histoire de décès dans la famille, je me croyais tiré d’affaire, mais pas du
tout, elle demande un papier de mes parents et là , ça se corse. Tous les jours,
jusqu’au jeudi, elle me réclame un papier. Et le jeudi, je décide de ne pas
aller en cours, de tout plaquer et donc de fuguer. On m’a retrouvé quatre jours
plus tard, le dimanche, les flics, le toubib, la totale… Je regrette d’avoir
fugué car il y a constamment quelqu’un, encore aujourd’hui, pour me le
rappeler, mais à l’époque, je ne voyais vraiment pas comment faire autrement. »
Il y a d’autres raisons sans doute, qui viennent s’ajouter à la punition, que
la colle à la fugue de Sébastien… Il n’en reste pas moins que le professeur
peut accentuer d’éventuels problèmes personnels ou familiaux, par cette
confusion où les notes sont utilisées comme punitions (zéro parce que l’on a
oublié son cahier…), alors qu’elles ne devraient que mesurer objectivement un
degré de compétence à un moment donné, d’où des violences parfois quand on a de
mauvaises notes ou la résignation qui est tout aussi grave, et où on utilise
les heures de colle non pas pour sanctionner des comportements mais des
insuffisances dans le domaine des savoirs, ignorances qui, encore une fois, Ă
l’école, sont légitimes.
Je dis à mes élèves : « À 18 ans, vous avez le droit d’être
analphabète, vous n’irez pas en prison parce que vous ne savez pas lire et
écrire, vous aurez d’énormes difficultés dans la vie, dans l’existence, mais
vous n’irez pas, à cause de cela, en prison, ce n’est pas répertorié dans le
Code pénal. En revanche, si vous traitez votre camarade de “ petit
con ”, ça c’est répertorié dans le Code pénal où il y a des articles sur
l’injure publique. » Il me semble donc que cette distinction entre les
registres est extrĂŞmement importante, du point de vue de la construction de la
citoyenneté.
Alors, pour en revenir aux différents niveaux
d’importance des normes, on peut savoir que les comportements sociaux varient
considérablement d’une culture à l’autre. Et vous connaissez sans doute cet
exemple que l’on cite souvent, de l’élève que l’on avait traité d’hypocrite et
sournois : c’était un élève asiatique, et dans la culture asiatique, il
est hors de question qu’un enfant regarde dans les yeux un adulte qui est en
train de lui parler. Ce serait un signe d’insolence absolument intolérable. Et
le professeur qui l’interpellait disait : « Mais enfin, regarde-moi quand je te parle ! » Évidemment
plus le professeur lui dit cela, plus il regarde le bout de ses chaussures et,
pris dans un double lien affectif et personnel intériorisé depuis longtemps, il
ne peut plus supporter, avec le résultat en appréciations sur le bulletin
scolaire et sur le destin scolaire de l’enfant…
Le
troisième niveau est celui des règles techniques :
s’il y a qu’un robinet dans la classe pour se laver les mains après l’atelier
de peinture, eh bien il y a intérêt à ce que l’on fixe une règle parce que
sinon, ça risque fort de gicler dans tous les coins ! Si je veux
parler , eh bien,
je parle en suivant les règles et les techniques du langage parlé. En ce
moment, je ne suis pas en train d’articuler des sons sans signification. Si
nous voulons parler ensemble, alors c’est chacun son tour, on demande la
parole, il y a une structure. Si je veux, alors je dois et je peux : ma
liberté est dans le “ si je veux ”, elle n’est pas dans l’obéissance
aux règles techniques. Si je veux aller tout à l’heure là où on m’attend, je
prendrais ma voiture et j’ai intérêt à rouler à droite. Il n’est pas de ma
liberté de rouler à droite ou à gauche, en revanche, il est de ma liberté
d’arriver à bon port, c’est ça mon projet : je dois rouler à droite et du
coup je peux aller là où je veux. Et ce “ je dois ” et ce “ je
peux ” sont simultanĂ©s. Il n’y a pas de prioritĂ© de l’un par rapport Ă
l’autre. Obéir à la règle technique, c’est ce qui m’autorise un certain nombre
de libertés. La loi et les règles n’ont
de sens qu’à augmenter la liberté des individus. Sinon, elle n’ont pas de sens.
Quatrième
niveau, les règles morales. On a
parlé tout à l’heure de l’interruption volontaire de grossesse. Il y a trente
ans, une femme se faisant avorter était passible de la Cour d’Assises. ça n’est plus le cas aujourd’hui. Et
donc les règles morales se discutent, évoluent. En 1967, Madame le Censeur, au
lycée Saint-Exupéry à Mantes-la-Jolie ,
poursuivait, dans la cour et les couloirs, les garçons et les filles qui
s’embrassaient un peu trop fougueusement à son goût, et évidemment,
aujourd’hui, c’est un spectacle que nous ne voyons même plus dans un lycée
ordinaire. Quoique… je connais un lycée, ultramoderne, où l’on a interdit le
port de la minijupe et des jeans “ déchirés ”. Je serais curieux de
savoir les sanctions qui sont prévues… Ça aussi, c’est une incohérence
fréquente, on décide d’une échelle d’interdictions, les règlements comportent
tout un tas d’interdictions, mais il n’y a pas l’échelle de sanctions qui
devrait aller avec .
Ces quatre niveaux se discutent,
c’est le travail démocratique, le travail du citoyen.
Et il y a un cinquième
niveau qui est celui des principes éthiques : c’est-à -dire ce qui ne se discute pas
puisque c’est justement ce qui permet qu’il y ait une discussion.
L’interdit de la violence ne peut pas se discuter
démocratiquement dans une classe. Si un groupe décide à l’unanimité de passer
par la fenêtre l’emmerdeur du moment alors que nous sommes au deuxième étage,
je dis non. De toute évidence ! Cela s’est produit dans une de mes
classes, l’an dernier, la classe entière récriminait à propos du comportement
d’un élève, c’était une classe de filles majoritairement, il y avait trois
garçons sur 35 élèves et un de ces garçons avait un comportement infantile, aberrant...
et les filles ne le supportait plus ! Alors j’ai expliqué qu’il allait
falloir trouver une solution, mais que la seule solution qui Ă©tait interdite,
était l’exclusion : « On ne
peut pas s’en débarrasser ! ». On a trouvé, bien sûr.
Voici ce qu’écrit Sébastien, en octobre 93 :
« En CM2, lorsque j’étais enfant, la
classe était séparée en plusieurs groupes, un élève exclu de ces groupes était
assez rachitique, issu d’une famille pauvre, ses deux parents étaient au
chĂ´mage, et il se retrouvait souvent seul. Il Ă©tait donc notre victime
favorite. Les moqueries, les blagues cuisantes l’assaillaient, la masse des
élèves m’attirait, l’engrenage me “ forçait ” à réagir comme les
autres. Sa scolarité devait être un enfer. Il y a deux ans, j’ai appris qu’il
était décédé d’une crise d’asthme. Après cet événement, j’ai longtemps regretté
d’avoir fait partie de cette majorité : “ la majorité a toujours
tort ”. »
Très intéressant pour réfléchir à ce que l’on appelle la démocratie. Voyez
qu’ici la “ majorité ” des élèves n’est pas une majorité
démocratique, articulée, mais une
majorité soudée dans la
violence.
Vous connaissez bien ce phénomène dit de “ la
tête de turc ”, de la victime émissaire. Je n’ai pas rencontré de classe
(ou de dortoir, parce que j’ai été maître d’internat pendant six ans lorsque
j’ai fait mes études) où ce phénomène ne jouait pas d’une manière ou d’une
autre, exceptées deux… C’est fondamental, ce défi majeur de la violence
aujourd’hui. Alors, comment peut-on organiser la classe pour que, en effet, nos
valeurs, nos manières d’être, nos morales puissent s’articuler ? Parce que
nous nous serons mis au préalable d’accord et nous aurons pris cet accord
librement, de consentir librement la liberté de l’autre, d’inter-dire (de dire entre nous) la violence, sous toutes ces
formes, ce qui permet l’accès à l’humanité ?
L’interdit de la violence n’est pas le seul. Il y
a l’interdit de l’inceste, l’interdit du cannibalisme, l’interdit du
parasitisme, etc. Il y a un certain
nombre d’interdits fondamentaux qui ne se discutent pas démocratiquement
puisque ce sont ces interdits qui permettent la discussion démocratique.
Et c’est dans le quotidien le plus dérisoire de la
classe, la manière dont je note, la manière dont je maintiens l’ordre, la
manière dont je punis, etc., c’est dans ce quotidien-là que ça se joue.
Bien sûr, quand on pose les problèmes de la
construction de la citoyenneté de cette manière, on rencontre toute sorte de
résistances : les collègues nous disent mais il y a le programme, mais il
y a l’inspection, mais c’est la famille, mais c’est la société, mais c’est ce
qui se passe à l’extérieur qui fait qu’à l’école on ne peut pas enseigner, mais
il n’y a pas les crédits nécessaires, mais l’Inspecteur ne veut pas, mais on ne
peut pas lutter contre la télé, etc., etc.
En réalité, je crois que la plupart de ces
difficultés, qui sont réelles, nous
servent trop souvent d’alibis, pour faire oublier nos propres difficultés normales à nous comporter nous-mêmes en
citoyens. Beaucoup d’enseignants disent : « Mais je ne suis pas éducateur spécialisé, je ne suis pas assistant
social, je ne suis pas psychanalyste… » ; heureusement
d’ailleurs ! que je ne cherche pas à jouer un rôle qui n’est pas le mien.
Assistant social, c’est un métier, éducateur spécialisé, psychanalyste,
animateur… ce sont des métiers qui exigent une compétence. Je n’ai pas ces compétences,
je suis professeur de mathématiques, d’électronique, je suis professeur de
géographie, etc. Et c’est précisément par ce métier que je suis utile aux
élèves. Il faut continuer à tenir là -dessus fermement : c’est parce que je
suis professeur de mathématiques que je peux aider les élèves dont j’ai la
responsabilité et non parce que je chercherai à jouer un rôle qui n’est pas le
mien.
Seulement, si je suis professeur de mathématiques,
de philosophie, ou d’autre chose, je
suis dans ma classe aussi, et même d’abord, citoyen. Et là , que je sois
balayeur, professeur, chef d’établissement, inspecteur, que je sois n’importe
quoi, à partir du moment où j’ai dix huit ans, je suis citoyen. Et donc, comme
je ne le suis pas tout le temps, comme je me trompe et que je commets des
erreurs et des fautes, il faut ces règles, il faut ces procédures, il faut
cette distinction des pouvoirs, qui nous permettront de faire en sorte que nous
soyons protégés contre notre propre violence et que les enfants soient protégés
contre leur propre violence et celle des autres. La violence est, de toute
façon, en chacun de nous. Et la
construction de la citoyenneté, tâche inachevable, est bien en effet la
condition aujourd’hui nécessaire à la survie de l’espèce, et cette tâche est
bien en effet la tâche prioritaire de l’école aujourd’hui, sans laquelle les
autres fonctions de l’école perdent leur sens.
Je vous remercie.