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La construction de la loi Ă  l'Ă©cole

 

La construction de la loi à l’école

 

Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

lycée Pierre de Coubertin, Meaux (F-77)

ConfĂ©rence introductive au “ Forum ÉCOLO â€ť

UniversitĂ© de Liège, 11 mars 1995 [1]

 

 

Je partirai simplement de la question finale de votre document oĂą vous dites : “ Les dĂ©fis Ă  relever sont d’établir le pont entre savoir sur la dĂ©mocratie et pratique dĂ©mocratique â€ť, et j’aurai tendance Ă  dire que les dĂ©fis Ă  relever ne sont pas seulement entre les savoirs sur la dĂ©mocratie et les pratiques dĂ©mocratiques mais aussi entre les savoirs eux-mĂŞmes, la mathĂ©matique, l’électronique, l’histoire, etc., bref tout ce qui est au programme, et les pratiques dĂ©mocratiques. Nous y reviendrons.

Lorsque dans les classes, nous abordons ces questions qui sont au programme de philosophie, j’ai l’habitude de partir de l’expĂ©rience vĂ©cue des Ă©lèves. Jusqu’à cette annĂ©e, oĂą je suis Ă  mi-temps pris par la formation continue des professeurs, j’avais entre six et dix classes de terminales et donc entre deux Ă  trois cents Ă©lèves de fabrication mĂ©canique, Ă©lectronique, Ă©lectrotechnique, commerce, comptabilitĂ©, gestion, etc., c’est-Ă -dire des Ă©lèves pour lesquels les deux heures de philosophie sont un supplĂ©ment dont ils se passeraient volontiers dans un emploi du temps qui comporte entre trente-cinq Ă  quarante-trois heures de cours par semaine. J’ai donc l’habitude de partir de ce qu’ils vivent et je leur demande souvent d’écrire ces rĂ©cits et expĂ©riences. Et je ne rĂ©siste pas Ă  l’envie de vous lire un texte de SĂ©bastien, en introduction Ă  cette journĂ©e consacrĂ©e Ă  la question de la citoyennetĂ©, de la dĂ©mocratie, texte qui a Ă©tĂ© Ă©crit en octobre 1993, et qui, je crois, pose en effet un certain nombre de problèmes qui sont au cĹ“ur de notre sujet :

 

« En CM2 (Cours Moyen 2ème annĂ©e), lorsque j’étais enfant, la classe Ă©tait partagĂ©e en plusieurs groupuscules. Un Ă©lève, exclu par ces groupes, qui Ă©tait assez rachitique et issu d’une famille pauvre, ses deux parents Ă©tant au chĂ´mage, se trouvait souvent seul. Il Ă©tait donc notre victime favorite. Les moqueries, les blagues cuisantes l’assaillaient de toutes parts. La masse d’élèves m’attirait. L’engrenage me “ forçait â€ť Ă  rĂ©agir comme les autres. Â» C’est moi qui souligne le “ donc â€ť et SĂ©bastien met le verbe forcer entre guillemets, ce qui montre que, au moment oĂą il Ă©crit, plusieurs annĂ©es plus tard, d’une certaine manière, il s’interroge et il doute, il se dit que peut-ĂŞtre il aurait pu essayer de ne pas se laisser entraĂ®ner. « Sa scolaritĂ© devait ĂŞtre un enfer. Il y a deux ans, j’ai appris qu’il Ă©tait dĂ©cĂ©dĂ© au cours d’une crise d’asthme et après cet Ă©vĂ©nement, j’ai longtemps regrettĂ© d’avoir fait partie de cette majoritĂ© : “ la majoritĂ© a toujours tort â€ť. Â»

SĂ©bastien Plura, terminale Ă©lectrotechnique, 1993-94 [2].

 

Quand on se pose des questions sur la démocratie, je crois que ce genre de texte, qui relate un événement vécu par un élève dans l’école primaire et qui, des années plus tard le hante encore, peut nous aider à réfléchir sur ce qu’il en est des enjeux de la formation à la citoyenneté et donc du fonctionnement scolaire.

Je pense que c’est une des leçons du XXe siècle, tout au moins de la première moitiĂ© du XXe siècle et de sa guerre de trente ans (14-44…) et des totalitarismes qui ont provoquĂ© les millions de victimes que vous savez, que les savoirs et l’instruction ne nous garantissent pas de la barbarie. Et, si j’avais le pouvoir de le faire, je rendrais volontiers obligatoire pour tout enseignant la lecture d’un tout petit livre d’Alfred Andersch, qui s’appelle Le père d’un assassin (80 ou 100 pages, chez Gallimard), oĂą Alfred Andersch raconte une heure de cours de Grec lorsqu’il Ă©tait en quatrième dans un lycĂ©e de Munich dans les annĂ©es vingt. Ces quelques quatre-vingts pages sont uniquement le rĂ©cit de cette heure de Grec au cours de laquelle le proviseur de l’établissement vient inspecter son professeur de grec. Pourquoi ce titre ? Parce que ce proviseur, fin grammairien, hellĂ©niste distinguĂ©, humaniste convaincu, avait un fils, et qu’il s’appelait Himmler…

Les nazis apprĂ©ciaient, tout autant que nous pouvons le faire, Mozart. La culture ne nous garantit pas, ne garantit plus de la barbarie. Et je prends souvent cet exemple en France : monsieur Bruno MĂ©gret, n° 2 du Front National, est sorti d’une des Ă©coles les plus prestigieuses en France, l’École Polytechnique. Et quand je parle de violence Ă  l’école, il m’arrive de dire que la violence qui règne dans un certain nombre de classes de quartiers en difficultĂ©s, dans des ghettos urbains, ces classes oĂą les gamins grimpent sur les tables, se battent, pissent dans la corbeille Ă  papier, oĂą ils agissent comme si l’enseignant n’était pas lĂ  (du coup d’ailleurs certains enseignants se mettent Ă  “ fonctionner â€ť comme si les Ă©lèves n’étaient pas lĂ  !… et parlent pour deux ou trois au premier rang pendant que le reste de la classe “ tape le carton â€ť [3], lit le journal, fait ses maths pour l’heure d’après…) ; il m’arrive donc de dire que la violence qui règne dans ces classes de zones dites “ sensibles â€ť est infiniment moins inquiĂ©tante et moins grave que celle qui règne dans un certain nombre de classes prĂ©paratoires aux grandes Ă©coles oĂą on s’emploie Ă  essayer d’obtenir par tous les moyens possibles, y compris la “ pompe â€ť gĂ©nĂ©ralisĂ©e [4], le diplĂ´me qui permettra de s’inscrire de la manière la plus Ă©levĂ©e possible dans les hiĂ©rarchies sociales, ce qui permet ensuite d’imposer ses pouvoirs ou “ sa â€ť loi aux autres. Je ne suis pas sĂ»r que ce que nous considĂ©rons comme la rĂ©ussite scolaire soit tout Ă  fait coĂŻncident avec la construction de la citoyenneté…

L’histoire que raconte SĂ©bastien illustre tout Ă  fait, Ă  l’échelle de sa classe, le propos que vous rappeliez d’Olivier Mongin : « L’histoire est insĂ©parable du sort rĂ©servĂ© aux victimes Â» ; et ce qui s’est passĂ© dans le CM2 de SĂ©bastien se passe Ă  peu près dans toutes les classes, avec l’aveuglement de la plupart des enseignants devant ce type de phĂ©nomènes : en vingt-quatre ans d’enseignement maintenant, je n’ai rencontrĂ© qu’une seule classe oĂą ne jouait pas ce phĂ©nomène d’exclusion Ă  l’égard des plus faibles, pris comme “ tĂŞtes de turc â€ť, comme disent les Ă©lèves, comme victimes Ă©missaires ; et lorsque dans un conseil de classe, par exemple, j’entends dire que telle classe est intĂ©ressante, dynamique, qu’il y a une bonne “ ambiance â€ť, ça me met la puce Ă  l’oreille et, gĂ©nĂ©ralement, je trouve toujours, si ce n’était fait avant, celui ou ceux qui paient pour cette bonne ambiance, cette apparente homogĂ©nĂ©itĂ© ou cette “ activitĂ© â€ť des Ă©lèves. On trouve toujours qui paie et quelquefois d’ailleurs c’est un collègue : le collègue chahutĂ© dont personne ne parle dans les salles de professeurs et qui subit un sort assez souvent abominable.

Les questions de la démocratie et de la formation à la citoyenneté, elles se posent d’abord dans le quotidien de l’école, dans la classe, dans la cour de récréation, dans les abords de l’école, où se développe ce qu’on pourrait appeler toute une éducation civique cachée, qui n’est jamais explicitée, et qui contredit les valeurs essentielles qui semblent être les nôtres dans nos démocraties dites libérales…

Avant d’en venir à l’essentiel de mon propos, je voudrais faire trois remarques préalables sur la question de la violence à l’école, puisque c’est par cette question que je suis entré dans la réflexion sur l’accès à la citoyenneté.

 

Premièrement, lorsque nous sommes confrontĂ©s Ă  la violence dans nos classes, dans nos Ă©tablissements scolaires, ou dans nos quartiers, c’est qu’il est dĂ©jĂ  trop tard, et nous sommes souvent complètement dĂ©sarmĂ©s, et acculĂ©s Ă  des attitudes rĂ©pressives qui nous semblent contredire notre mission d’éducateur. Comme me le disait un instituteur qui n’arrivait pas Ă  dominer le bavardage incessant de ses Ă©lèves dans sa classe : « Mais je ne me suis quand mĂŞme pas engagĂ© dans ce mĂ©tier pour jouer les flics ! Â» Et j’ai Ă©tĂ© amenĂ© Ă  lui rĂ©pondre qu’il n’y avait rien de dĂ©shonorant Ă  ĂŞtre flic et que peut-ĂŞtre, heureusement, il y a des flics qui croient en ce qu’ils font et en la RĂ©publique et que le maintien de l’ordre est prĂ©cisĂ©ment une mission extrĂŞmement difficile et encore nĂ©cessaire dans un certain nombre d’endroits et que si on se pose la question de la formation des enseignants, il faut aussi se poser la question de la formation des policiers, et que cette question concerne l’ensemble des citoyens. En distinguant les rĂ´les, peut-ĂŞtre leur permet-on alors de s’articuler. Dans la classe, si je dois faire taire le bavard, c’est pour qu’il puisse parler : toute la pĂ©dagogie est dans ce “ nĹ“ud â€ť.

Il en est de la violence comme de certaines maladies : parfois cela couve pendant très longtemps silencieusement et quand les premiers symptĂ´mes apparaissent c’est qu’il est dĂ©jĂ  trop tard. Ce qui n’est pas une raison, bien entendu, pour ne rien faire… On s’aperçoit, au moment oĂą se dĂ©clenchent les bagarres de rĂ©crĂ©s, oĂą une gamine Ă©trangle sa camarade dans les toilettes de l’école, comme ça s’est passĂ© tout rĂ©cemment chez nous, ou quand un lycĂ©en règle ses comptes avec un pistolet Ă  grenailles, de ce qu’il aurait fallu faire en amont pour que la violence n’apparaisse pas, mais comme prĂ©cisĂ©ment elle n’apparaissait pas, on ne le faisait pas et on continuait Ă  fonctionner dans un certain nombre de structures considĂ©rĂ©es comme ordinaires, qui n’étaient jamais remises en question, et c’est prĂ©cisĂ©ment Ă  la remise en question de ces fonctionnements institutionnels ordinaires que je vais vous inviter Ă  essayer de rĂ©flĂ©chir dans quelques instants.

 

C’est d’autant plus inquiĂ©tant et difficile cette question de la violence Ă  l’école que, deuxième remarque, c’est tout Ă  fait nouveau dans notre histoire. C’est depuis ce matin, Ă  peine, Ă  l’échelle historique, qu’on se pose la question de savoir si on ne pourrait pas rĂ©gler les conflits entre nous autrement qu’en ayant recours Ă  la violence. Toutes les reprĂ©sentations d’école ou de situations Ă©ducatives, depuis l’aube des temps jusqu’au dĂ©but de notre siècle, montrent toujours le maĂ®tre d’école avec le fouet, le bâton, la fĂ©rule ou les verges Ă  la main, et, encore une fois ce n’est que depuis ce matin que nous nous posons la question de savoir si on ne pourrait pas Ă©duquer les petits d’homme autrement qu’en leur infligeant des violences parfois extrĂŞmes. Il y a lĂ  quelque chose de tout Ă  fait nouveau, et c’est d’autant plus nouveau que pendant des millĂ©naires, depuis les dĂ©buts de l’hominisation, la violence est un moyen “ normal â€ť pour rĂ©gler les conflits entre nous : nous avons perdu l’inhibition biologique qui interdit aux mammifères de s’entre-tuer Ă  l’intĂ©rieur d’une mĂŞme espèce ; nous sommes les seuls mammifères Ă  nous entre-tuer Ă  l’intĂ©rieur de la mĂŞme espèce. La perte de cette inhibition biologique est peut-ĂŞtre le prix que nous payons pour accĂ©der Ă  notre libertĂ©, mais alors il nous faut rĂ©gler la question de la violence, il nous faut construire le droit. Et, pour compliquer encore un peu plus les affaires, nous dĂ©couvrons aujourd’hui, en cette fin de XXe siècle, que nous ne pouvons plus, pour construire ce droit, nous en rĂ©fĂ©rer Ă  des transcendances, qu’elles viennent du ciel ou du sol, et que cette aventure commencĂ©e avec IsaĂŻe et Socrate, il faut la continuer, que nous sommes dans l’incertitude, qu’il n’y a pas d’autres valeurs que celles que nous dĂ©cidons de construire ensemble. Les valeurs ne nous sont plus donnĂ©es.

Or, justement, l’école, l’éducation, fonctionnaient jusqu’à aujourd’hui sur la transmission des valeurs et la question n’est plus la transmission mais la crĂ©ation, l’invention des valeurs, et donc la question est : comment crĂ©er les situations Ă©ducatives qui permettront aux enfants d’apprendre Ă  construire eux-mĂŞmes les valeurs qu’ils dĂ©cideront de se donner ?

 

Enfin, troisième remarque, rapide, dans un certain nombre de circonstances sociales, Ă©conomiques, familiales, urbaines, j’ai tendance Ă  penser – et vous avez fait allusion, Jacques, tout Ă  l’heure, aux engagements que j’ai dans la vie associative de quartiers – que c’est plutĂ´t l’absence de violences qui m’étonne que les manifestations de violences : je tiens, par exemple, depuis plus de quinze ans une permanence hebdomadaire de renseignements juridiques dans le quartier des Bosquets Ă  Montfermeil en Seine-St-Denis, 9 000 habitants, 50% de moins de vingt ans, et sur ces 4 500 jeunes, il y en a peut-ĂŞtre, de temps en temps, dix, vingt, trente maximum qui font parler d’eux, qui brĂ»lent une voiture ou qui balancent des cailloux dans une vitrine… Quand un jeune, nĂ© dans cette citĂ©, qui a aujourd’hui 18 ans, voit depuis sa naissance sa mère monter les huit Ă©tages quatre fois par jour avec les courses parce que les ascenseurs ne marchent pas, et voit, dès qu’il sait lire et compter et qu’il fait la traduction pour ses parents, tous les mois, 120 francs de charges d’ascenseur sur la quittance de loyer, ce garçon, arrivĂ© Ă  la majoritĂ© civique, ne peut pas avoir le mĂŞme rapport Ă  la loi qu’un autre Ă©levĂ© dans des conditions dites normales. Et donc, en effet, quand on connaĂ®t de près les conditions faites Ă  un certain nombre de familles dans ces quartiers, ce n’est plus la violence qui peut Ă©tonner ou indigner mais plutĂ´t l’absence de violences…

Donc, pour rĂ©soudre la question de la violence, nous n’avons qu’un seul recours, celui du droit. Et la formation au droit devient un enjeu capital. Ce qu’on appelle la socialisation n’est pas seulement une question psychologique mais aussi, et mĂŞme d’abord, juridique ; la formation de la citoyennetĂ© devient un enjeu majeur pour nos systèmes Ă©ducatifs, pour notre Ă©cole.

 

Dès lors, il nous faut examiner de près ce qu’il en est d’un certain nombre de principes Ă©lĂ©mentaires qui fondent notre droit, et essayer de voir comment, Ă  l’école, ces principes sont respectĂ©s, et s’ils ne le sont pas, voir quelles modifications ou rĂ©formes institutionnelles sont nĂ©cessaires pour qu’ils le soient. Il ne s’agit donc pas lĂ  seulement de transmettre des “ savoirs sur la dĂ©mocratie â€ť, mais de permettre des pratiques dĂ©mocratiques.

Je vais donc faire une sorte d’inventaire de ces principes élémentaires, qui ne se discutent pas puisqu’ils sont ce qui permet qu’il y ait du droit et donc de la discussion. Et chacun d’entre vous, en faisant appel à ses souvenirs scolaires, pourra facilement trouver les illustrations correspondantes… Encore une fois, il s’agit de choses évidentes, et pourtant…

 

Premier principe [5] : la loi est la mĂŞme pour tous. Évident : si ce n’était pas le cas, il n’y aurait que des “ lois â€ť privĂ©es, c’est-Ă -dire des privilèges, c’est-Ă -dire absence de loi. Or, qu’en est-il dans le quotidien de l’école ? Qu’arrive-t-il Ă  l’élève en retard au cours et qu’arrive-t-il, dans les faits, au professeur en retard ? Quand je parlais Ă  l’instant d’éducation civique cachĂ©e, c’est Ă  ce genre de minuscules et apparemment dĂ©risoires Ă©vĂ©nements que je faisais allusion. Alors il ne s’agit pas de faire des discours moralisants sur les nĂ©cessitĂ©s d’arriver Ă  l’heure, mais il n’en reste pas moins que les adultes peuvent s’autoriser dans certaines limites Ă  arriver en retard, alors que l’élève doit toujours justifier (et pas seulement expliquer…) son retard.

 

Deuxième principe : toute infraction entraĂ®ne punition et rĂ©paration. C’est du droit pĂ©nal : toute infraction mĂ©rite punition Ă  l’égard de la sociĂ©tĂ©, et rĂ©paration Ă  l’égard de la victime ou des victimes. Cependant, le droit pĂ©nal Ă©tablit des distinctions entre les majeurs et les mineurs : un mineur sera condamnĂ© moins lourdement pour une mĂŞme infraction qu’un majeur. Or, lĂ  aussi, expĂ©riences que me racontent souvent mes Ă©lèves, qu’en est-il lorsqu’un professeur, perdant un peu son sang-froid, en vient Ă  flanquer une claque Ă  un Ă©lève et qu’en est-il de l’élève qui, perdant son sang-froid lui aussi, frappe son prof ? Quels sont, gĂ©nĂ©ralement, les rĂ©sultats en termes de punition et de rĂ©paration pour l’un et l’autre ?

 

Troisième principe : nul n’est censĂ© ignorer la loi. Le problème est que prĂ©cisĂ©ment ce principe n’est applicable qu’à partir de la majoritĂ© civique. Et donc, avant 18 ans, j’ai encore le droit d’être ignorant de la loi [6]. Dans son principe mĂŞme, l’école est la première sociĂ©tĂ© dans laquelle entrent les enfants et, en mĂŞme temps, la dernière sociĂ©tĂ©, le dernier lieu social oĂą ils ont encore le droit d’être ignorants puisque, prĂ©cisĂ©ment, ils viennent Ă  l’école pour combler leurs ignorances, pas seulement des savoirs mais aussi de la loi. Nous avons un peu trop tendance, dans notre pratique quotidienne d’enseignant, Ă  supposer que les Ă©lèves devraient dĂ©jĂ  savoir ce que, prĂ©cisĂ©ment, ils viennent apprendre Ă  l’école. C’est vrai non seulement du point de vue de l’acquisition des savoirs, des disciplines, mais aussi de la discipline, c’est-Ă -dire de l’ordre, de la loi. Nous sommes souvent surpris de ce que les Ă©lèves n’ont pas intĂ©riorisĂ© un certain nombre de normes de comportements que nous considĂ©rons comme “ normales â€ť ou Ă©videntes, et l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des comportements dans un mĂŞme classe nous pose des problèmes tout Ă  fait considĂ©rables, tout autant que l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© culturelle ou de niveaux de connaissances. Nous oublions tout simplement qu’à l’école l’ignorance est lĂ©gitime, l’ignorance de la loi Ă©galement puisqu’on y vient prĂ©cisĂ©ment pour la combler.

 

Quatrième principe : principe qui, en France, comporte une exception que je vais signaler au passage, nul ne peut ĂŞtre mis en cause pour un comportement qui ne porte tort qu’à lui-mĂŞme [7]. C’est un principe fondamental du droit. Seule exception, donc, en France, l’injonction thĂ©rapeutique en cas de toxicomanie. Le juge peut dire Ă  l’usager de drogues : « Tu te fais soigner, ou bien tu vas en prison Â». Et c’est justement une exception très problĂ©matique, qui pose des problèmes redoutables aux juges, aux Ă©ducateurs et aux mĂ©decins, qui savent bien que le malade ne guĂ©rit que s’il l’a dĂ©cidĂ©, qu’on ne peut pas guĂ©rir sur ordre, et cette exception donne lieu Ă  un dĂ©bat considĂ©rable en France. Mais, dans notre droit positif, c’est la seule exception [8]. Ainsi, l’élève qui dort sur sa table et qui ne dĂ©range personne pendant que je suis en train de faire cours, ne porte tort qu’à lui-mĂŞme et ne peut donc pas faire l’objet de sanctions “ pĂ©nales â€ť de ce fait. Dans nos pratiques pĂ©dagogiques nous confondons très souvent ce qu’on appelle en termes juridiques le civil et le pĂ©nal : c’est, par exemple, deux heures de colle parce qu’on a eu une mauvaise note Ă  un devoir ou un zĂ©ro parce qu’on a fait du bruit. Voici ce qu’écrit un autre SĂ©bastien de mes Ă©lèves :

 

« Au collège, en cinquième, j’avais l’habitude d’être un Ă©lève plutĂ´t bon en histoire et gĂ©ographie, presque toujours entre 11 et 18, et un jour, j’ai eu 5/20 en histoire. La sanction habituelle Ă©tait 4 heures de colle le samedi matin. Le lendemain la convocation arrive et je n’avais rien dit Ă  mes parents. Je dĂ©cide de ne pas y aller et le lundi, je tombe sur ma prof qui me demande de justifier mon absence. Je la baratine avec une histoire de dĂ©cès dans la famille, je me croyais tirĂ© d’affaire. Mais, pas du tout, elle me demande un papier de la famille, et lĂ , ça se corse, elle me rĂ©clame ce papier tous les jours, jusqu’au jeudi oĂą je dĂ©cide de ne pas aller au collège et oĂą je fugue… La police m’a retrouvĂ© le dimanche soir. Â» Bien entendu, tous les Ă©lèves qui ont une mauvaise note ou une colle ne fuguent pas… Mais entendons bien la dernière phrase de SĂ©bastien : « Je regrette d’avoir fuguĂ© parce qu’il y a constamment, encore aujourd’hui, toujours quelqu’un pour me le rappeler, mais Ă  l’époque je ne voyais vraiment pas comment faire autrement. Â»

SĂ©bastien Lecomte, terminale Ă©lectrotechnique, 1993-94 [9].

 

La classe est trop souvent le lieu de ces multiples confusions : on utilise des sanctions du registre pĂ©nal pour des manquements aux savoirs, et on utilise des outils d’évaluation, les notes (baisse de notes, zĂ©ros), pour sanctionner des comportements jugĂ©s irrĂ©guliers, dĂ©viants. Il y a d’ailleurs, en France, un arrĂŞtĂ©, malheureusement qui n’est applicable qu’à l’école Ă©lĂ©mentaire, qui interdit explicitement les punitions pour “ absence ou insuffisance de rĂ©sultats â€ť. Et je plaide pour que cet arrĂŞtĂ© soit Ă©galement applicable Ă  l’enseignement secondaire.

 

 

Cinquième principe du droit : nul ne peut se faire justice Ă  lui-mĂŞme. C’est le principe qui interdit la vengeance et oblige Ă  en passer par un tiers non impliquĂ© pour rĂ©gler le litige ou punir l’infraction. Sauf, bien entendu, s’il n’existe aucun autre recours possible (le cas de lĂ©gitime dĂ©fense d’une part, et de l’épuisement de toutes les voies de droit, d’autre part). Ça, c’est une chose que nous savons faire, rappeler au bagarreur de la cour de rĂ©crĂ©ation qui rĂ©agit par le coup de poing Ă  l’insulte par exemple, qu’il n’a pas le droit de se venger lui-mĂŞme ! Qu’il doit avoir recours au surveillant, au conseiller d’éducation, au professeur pour faire rĂ©tablir son droit s’il a Ă©tĂ© lĂ©sĂ© par un camarade. Mais, dans ma classe, lorsqu’un Ă©lève perturbe mon cours, m’injurie, ou se livre Ă  une autre activitĂ© que celle que j’ai prescrite, c’est moi qui punis, et mĂŞme si ma punition est objectivement juste, comme c’est le mĂŞme qui a Ă©tĂ© atteint par le dĂ©sordre et qui punit, cette punition ne peut ĂŞtre ressentie par l’élève que comme la vengeance de celui dont l’autoritĂ© a Ă©tĂ© momentanĂ©ment bafouĂ©e. Ici aussi, le fonctionnement ordinaire de l’école contredit un des principes Ă©lĂ©mentaires du droit.

 

Sixième principe, qui consiste en une autre formulation que le cinquième, et qui revient au mĂŞme, et que je vais dĂ©velopper dans l’autre dimension de l’évaluation des savoirs et pas seulement dans celle de la sanction des comportements : nul ne peut ĂŞtre juge et partie. Ce n’est pas le magistrat qui a Ă©tĂ© cambriolĂ© qui peut juger son cambrioleur, sinon le jugement est cassĂ©. Or, dans ma classe, comme je viens de le dire, si des Ă©lèves ont des comportements dĂ©viants, c’est moi qui punis. Et surtout, au plan “ civil â€ť en quelque sorte, dans la classe, c’est moi qui enseigne et qui juge ensuite des rĂ©sultats de cet enseignement [10]. C’est moi qui, avec mes collègues qui ont aussi les mĂŞmes Ă©lèves, Ă  chaque trimestre, dĂ©cide si tel Ă©lève aura une bonne apprĂ©ciation, chaque annĂ©e, dĂ©cide s’il peut ou non passer dans la classe supĂ©rieure ou doit redoubler ou encore “ ĂŞtre orientĂ© â€ť. C’est moi qui met des avis sur les bulletins et les livrets qui vont avoir des consĂ©quences sur le destin scolaire, et donc professionnel et social, de l’enfant, du jeune. Et c’est donc bien au cĹ“ur mĂŞme de ce qui constitue mon travail professionnel, Ă  savoir l’enseignement de la mathĂ©matique, de l’histoire, de tout autre discipline dĂ©terminĂ©e, que se joue la construction de la citoyennetĂ©, rendue impossible, ou au moins très difficile par cette confusion des pouvoirs d’entraĂ®nement et d’évaluation : dans ma classe, et ce sont les règles institutionnelles elles-mĂŞmes qui le prescrivent, je suis juge et partie. C’est ça le fonctionnement ordinaire, dans sa fonction centrale, de l’école, et c’est Ă©videmment extrĂŞmement grave…

Encore, lorsqu’il existe des examens anonymes, cette confusion des pouvoirs se trouve-t-elle tempĂ©rĂ©e, comme pour le baccalaurĂ©at en France. Mais, si le pire des cancres a encore une chance de pouvoir Ă©chapper Ă  son Ă©tiquette, il n’en reste pas moins que l’examen a ici le très grave inconvĂ©nient de l’alĂ©atoire et du ponctuel : il ne faut pas avoir une rage de dents ces jours-lĂ , ou que votre petit(e) ami(e) vous ai larguĂ©(e) la veille ! On pense souvent Ă  remplacer cet examen ponctuel par un contrĂ´le continu : or, dans ce système de confusion des pouvoirs, le contrĂ´le continu se transforme en chantage continu. Les Ă©lèves sont intelligents, ils savent très bien deviner, surtout s’il y a des redoublants pour les renseigner, ce que tel professeur particulier attend d’eux. Ce qui signifie alors que, dans l’acte mĂŞme d’appropriation des savoirs, la recherche de la vĂ©ritĂ© se trouve remplacĂ©e par la recherche de la conformitĂ©. Ainsi se fabrique le “ bon Ă©lève â€ť, docile et conforme, futur dĂ©cideur…

Cette confusion des pouvoirs ne pervertit donc pas seulement la construction de la loi, mais pervertit aussi radicalement l’apprentissage des savoirs, dans la mesure oĂą ils ne seront alors finalisĂ©s que par l’ambition de conquĂ©rir – au dĂ©triment des autres –, grâce aux diplĂ´mes acquis, les places sociales qui permettront, après avoir appris, non pas Ă  obĂ©ir Ă  la loi, mais Ă  se soumettre Ă  quelqu’un, de pouvoir soumettre Ă  son tour les autres Ă  sa propre “ loi â€ťâ€¦ Je pourrai alors faire subir aux autres la soumission que j’ai moi-mĂŞme subie.

Je crois qu’il y a lĂ  quelque chose de tout Ă  fait central dans le fonctionnement de notre système scolaire. Montesquieu dĂ©finissait la dĂ©mocratie comme le rĂ©gime oĂą on peut alternativement commander et obĂ©ir Ă  ses Ă©gaux, et oĂą les pouvoirs sont Ă  la fois distincts et articulĂ©s. La confusion des pouvoirs, du double point de vue de la discipline et des disciplines, ce qui est l’expĂ©rience ordinaire, quotidienne, pendant quinze ou dix-huit ans, de nos Ă©lèves, interdit l’accès aux savoirs et Ă  la citoyennetĂ© [11].

Je peux faire tous les cours d’instruction civique, toutes les leçons de morale que je veux, cela risque de glisser sur eux “ comme de l’eau sur les plumes d’un canard â€ť [12] ! J’ai l’habitude de rappeler – et je me rĂ©fère lĂ  Ă  ce que je disais au dĂ©but [13] – que les auteurs de la rafle du VĂ©l-d’Hiv. Ă  Paris, pendant l’occupation nazie, avaient frĂ©quentĂ©, comme tous les “ bons français â€ť, l’école rĂ©publicaine, oĂą, tous les matins, il y avait “ leçon de morale â€ťâ€¦ [14] Dans son fonctionnement institutionnel, l’école contredit les principes Ă©lĂ©mentaires du droit.

 

Enfin, septième principe : le citoyen n’est pas seulement celui qui obĂ©it Ă  la loi, c’est aussi lui qui la fait avec les autres citoyens. Je n’ai pas le temps de montrer ici en quoi l’école rĂ©duit nos Ă©lèves Ă  l’impuissance civique. Je sais simplement, parce que j’ai eu la chance, pour mon premier poste de professeur, de travailler dans une École Normale d’instituteurs, et que j’ai donc travaillĂ© longtemps dans des classes primaires, des classes coopĂ©ratives, pĂ©dagogie institutionnelle, que des enfants de 7, 8, 10 ans se rĂ©vèlent capables d’organiser progressivement le temps, l’espace, les activitĂ©s, de se donner les outils de l’accès aux savoirs et Ă  la culture, de rĂ©gler les conflits entre eux par la parole et non par la violence, et que donc, dans ces classes, l’éducation Ă  la citoyennetĂ© passe non par des “ cours â€ť de civisme ou de “ morale â€ť, mais par une vĂ©ritable mise en pratique de la loi, par une pratique [15] quotidienne de la classe, par les mĂ©thodes mĂŞmes d’appropriation des savoirs.

Voilà donc une première série de réflexions que je voulais vous proposer pour vos travaux de cette journée. Deuxième série de réflexions maintenant.

 

Je crois qu’il est tout à fait important de comprendre que nous avons la possibilité d’introduire dans les fonctionnements institutionnels ordinaires de l’école et de la classe des réformes tout à fait décisives quant à ces fonctionnements institutionnels mêmes.

Comment introduire les procĂ©dures qui permettront aux enseignants de jouer leur vĂ©ritable rĂ´le d’enseignant, procĂ©dures grâce auxquelles, pour prendre la mĂ©taphore sportive, l’entraĂ®neur n’est pas l’arbitre – sinon, il n’y a pas de match ; l’entraĂ®neur n’est pas l’arbitre, il n’est pas membre du jury le jour des Ă©preuves. Donc, je peux entraĂ®ner mes Ă©lèves, je leur permets d’accĂ©der aux plaisirs des savoirs et de la culture, mais ce n’est pas moi qui jugerai des rĂ©sultats. Il y a, pour cela, un certain nombre de dispositifs, qui ne coĂ»teraient pas un sou, Ă  mettre en Ĺ“uvre dans nos Ă©tablissements scolaires [16], pour la validation des savoirs acquis.

Quant aux comportements, nous supposons trop souvent que les Ă©lèves devraient, par l’éducation familiale par exemple, ou par une sorte d’évidence “ naturelle â€ť, adhĂ©rer Ă  un certain nombre de normes de comportement [17], auxquelles ils n’adhèrent prĂ©cisĂ©ment plus du tout !

LĂ  aussi, il est tout Ă  fait possible Ă  n’importe quel acteur du système Ă©ducatif, et on peut aussi introduire cela dans les textes officiels bien sĂ»r, de distinguer, dans l’élaboration d’un règlement intĂ©rieur d’établissement ou de classe, les diffĂ©rents niveaux de règles, ce qui se discute et ce qui ne se discute pas encore ou pas du tout. Quels sont, sommairement, ces diffĂ©rents niveaux de règles ?

 

Tout d’abord, le premier niveau : ce qu’on peut appeler l’arbitraire personnel, les caractères individuels, les manières d’être. J’ai le droit d’être ce que je suis, les Ă©lèves ont le droit d’être ce qu’ils sont. La question Ă©tant alors d’articuler ces personnalitĂ©s singulières et de formuler les demandes rĂ©ciproques qui nous permettront par exemple de demander aux Ă©lèves : « Je ne supporte guère le spectacle d’un troupeau de ruminants en classe, et donc je vous demande de ne pas manger de chewing-gum quand vous avez cours avec moi Â» et, bien entendu, les Ă©lèves peuvent eux aussi formuler leurs demandes Ă  mon Ă©gard : nous ajusterons nos manies rĂ©ciproques !

 

Deuxième niveau : c’est celui, immense, des coutumes, de la politesse, des rituels sociaux, tout ce qui dans l’existence ordinaire, le plus simplement du monde, met de “ l’huile dans les rouages â€ť et qui renvoie souvent Ă  des origines très archaĂŻques, qui remontent Ă  la nuit des temps. Pourquoi, par exemple, se serre-t-on la main pour se dire bonjour, souvent tous les matins ? Eh bien, en tendant Ă  l’autre la main droite ouverte, je lui montre : « Regarde, je ne porte pas d’armes, faisons la paix, au moins pour la journĂ©e Â» [18] On peut aussi expliquer la casquette, par exemple ; la “ scène de la casquette â€ť devient aujourd’hui en France un grand classique des motifs de punition : « Deux heures de colle : a refusĂ© d’enlever sa casquette Â» ! La fourchette, c’est une petite fourche, la trompette c’est une petite trompe, la casquette c’est un petit casque, et on met un casque pour aller Ă  la guerre… On peut expliquer cela dans la classe, et le gamin qui garde sa casquette sur la tĂŞte peut comprendre tout Ă  coup, ou peut comprendre Ă©ventuellement, de quoi il s’agit. Je peux aussi, si j’ai une fille voilĂ©e dans ma classe, expliquer ce qu’il en est du voile pour les femmes autour du bassin mĂ©diterranĂ©en [19], voile qui n’a rien de spĂ©cifiquement islamique bien sĂ»r, voir Saint Paul, ÉpĂ®tre aux Corinthiens, chapitre 11 : la femme doit ĂŞtre voilĂ©e parce qu’elle est la gloire de l’homme, alors que l’homme, lui, est la gloire de Dieu ! Et il y a en ce moment en France une publicitĂ© vantant les mĂ©rites du vin de Porto (« Le pays oĂą le noir est couleur Â») montrant une femme qui porte un vĂ©ritable hidjeb. Seulement, si la fille qui porte le voile, trois jours avant que j’ai prĂ©vu de donner ces explications, est passĂ©e en conseil de discipline et a Ă©tĂ© exclue, elle n’a plus aucune chance de les entendre ! Dans les mesures actuellement prises en France Ă  propos du voile, il y a quelque chose de parfaitement scandaleux, au regard du droit strict, Ă  savoir que des mineures sont punies, personnellement, Ă  cause du comportement de leurs parents ou de leur communautĂ© : rĂ©gression très grave en deçà des principes fondateurs de l’individualisme dĂ©mocratique et donc de la laĂŻcitĂ©, aveu aussi de ce que la RĂ©publique se rĂ©vèle incapable de fournir Ă  certaines de ces jeunes filles la protection nĂ©cessaire contre les pressions de leur communautĂ©, ou ne leur laisse plus d’autres moyens pour affirmer leur identitĂ© que ce moyen dĂ©risoire.

C’est tout Ă  fait fondamental, c’est la vieille histoire du loup et de l’agneau : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère – Je n’en ai point – C’est donc quelqu’un des tiens Â» ! Eh bien non : je ne suis pas, depuis 1789, responsable de ce que fait mon frère, je ne suis pas responsable de ce que m’imposent mes parents, et si je m’impose moi-mĂŞme cette contrainte, je suis, tant que je suis Ă  l’école, dans une situation d’apprentissage, c’est-Ă -dire d’ignorance lĂ©gitime de sa vĂ©ritable signification. Ces jeunes filles, exclues de l’école, actuellement en France, subissent de plein fouet nos insuffisances en matière de formation Ă  la citoyennetĂ©, jusqu’aux plus hauts niveaux des responsabilitĂ©s rĂ©publicaines.

Tous ces rituels sociaux, toutes ces coutumes, peuvent ĂŞtre explicitĂ©s Ă  l’école. On pourrait prendre encore de multiples exemples, celui-ci par exemple : commentaire en conseil de classe, “ c’est un Ă©lève sournois et hypocrite, il ne vous regarde jamais en face â€ť ! Évidemment… c’est un Ă©lève d’origine asiatique, et dans la culture asiatique, il est hors de question, absolument impossible, ce serait d’une obscĂ©nitĂ© intolĂ©rable, de regarder, lorsqu’on est encore enfant, un adulte dans les yeux, surtout s’il est en train de vous engueuler ! Nous aurions peut-ĂŞtre intĂ©rĂŞt, nous Ă©ducateurs, Ă  nous informer…

 

Troisième niveau : c’est le niveau des règles techniques ; s’il y a un seul robinet pour se laver les mains après l’atelier de peinture, il y a tout Ă  fait intĂ©rĂŞt Ă  ce qu’il y ait une règle prĂ©cise pour se laver les mains ! Dans des classes maternelles et primaires, c’est par ces questions apparemment dĂ©risoires que passe l’éducation Ă  la libertĂ© : les règles techniques me permettent d’accĂ©der Ă  des pouvoirs rĂ©els, Ă  l’efficacitĂ© de l’action, Ă  la libertĂ©. Si je veux faire du piano, parler tout simplement ! faire n’importe quoi, alors je dois apprendre Ă  maĂ®triser les règles du solfège, de la technique pianistique, du langage parlĂ©, des fabrications, et alors je peux m’exprimer par le piano, la parole ou la sculpture, en totale et infinie libertĂ©. ObĂ©ir Ă  la règle, Ă  la loi, rend libre.

 

Quatrième niveau : c’est celui des règles morales, des “ valeurs â€ť, qui sont parfois difficiles Ă  distinguer des règles de simple politesse ou des principes du cinquième niveau ; on peut simplement observer qu’elles se discutent et qu’elles Ă©voluent. En France, il y a Ă  peine trente ans, une femme se faisant avorter Ă©tait passible de la Cour d’Assises… Et, pour prendre un exemple un peu plus humoristique, Madame le Censeur, dans l’établissement oĂą j’étais maĂ®tre d’internat Ă  vingt ans, pourchassait d’une vindicte toute particulière les garçons et les filles qui s’embrassaient un peu trop fougueusement Ă  son goĂ»t dans la cour de rĂ©crĂ©ation, et, bien entendu, il y a dĂ©jĂ  un certain temps qu’il s’agit lĂ  de scènes que nous ne remarquons mĂŞme plus ! Donc les règles morales elles-mĂŞmes, nos codes, civil et pĂ©nal, Ă©voluent…

Dans ces quatre niveaux – sur tout cela je suis un peu rapide, mais le temps passe ! – tout se discute, doit ĂŞtre discutĂ©, les règles de ma classe doivent ĂŞtre remises en chantier dès que de nouveaux Ă©lèves y entrent, je dois toujours refaire ce travail d’explicitation, dans la pratique et pas seulement les discours, et sans ce travail il ne peut ĂŞtre question d’instruction et d’éducation.

 

Quant au cinquième niveau, il s’agit des principes Ă©thiques, c’est-Ă -dire de ce qui ne se discute pas, parce que ce sont ces principes qui permettent justement qu’il y ait discussion. L’interdit de la violence ne se discute pas, dĂ©mocratiquement ou “ majoritairement â€ť, puisqu’il est prĂ©cisĂ©ment ce qui permet la discussion. Vous comprenez maintenant le sens radical du texte de SĂ©bastien que je vous ai lu en dĂ©but de propos : « La majoritĂ© a toujours tort Â» dit SĂ©bastien ; en rĂ©alitĂ© ce n’est pas la majoritĂ© dĂ©mocratique qui a tort ici, c’est la “ masse â€ť des Ă©lèves coagulĂ©s dans l’indiffĂ©renciation violente, dans la victimisation du plus faible d’entre eux, masse oĂą l’apparente “ bonne ambiance â€ť, l’harmonie du groupe se construit sur l’exclusion du plus faible [20]. Cette histoire d’exclusion devient un lieu commun de nos dĂ©bats politiques ! On pourrait parodier Flaubert : « Exclusion : lutter contre… Â» Peut-ĂŞtre vaudrait-il mieux se demander si les moyens que nous mettons en Ĺ“uvre pour lutter contre l’exclusion ne seraient pas prĂ©cisĂ©ment ceux qui la provoquent… De mĂŞme, peut-ĂŞtre que les moyens que nous pensons mettre en Ĺ“uvre pour permettre la formation Ă  la citoyennetĂ© et l’accès aux savoirs sont-ils prĂ©cisĂ©ment ceux qui les empĂŞchent, et le spectacle offert aux jeunes aujourd’hui par certaines Ă©lites, composĂ©es d’anciens bons Ă©lèves, n’est pas, me semble-t-il, spĂ©cialement fait pour amĂ©liorer le civisme…

Donc, Ă  ce cinquième niveau, il s’agit bien de principes qui ne se discutent pas. L’interdit de la violence puisqu’il permet la discussion ; l’interdit de l’inceste parce qu’il permet la distance, la sĂ©paration de l’autre qui, en interdisant la fusion-confusion, autorise la constitution du sujet et donc la rencontre de l’autre ; de mĂŞme les interdits du cannibalisme et du parasitisme… Tous ces interdits fondateurs sont formulĂ©s nĂ©gativement, ils ne me disent pas ce qu’il faut que je fasse, mais seulement ce que je n’ai jamais le droit de faire, si je veux pouvoir faire, prĂ©cisĂ©ment.

Et lorsque, parce que je suis adulte imparfait, je me laisse aller Ă  transgresser la loi, je peux, prĂ©cisĂ©ment parce que je me sais inachevĂ© [21] et citoyen conscient, rĂ©parer, supporter le prix Ă  payer pour le rĂ©tablissement du droit, y compris bien sĂ»r et d’abord devant mes propres Ă©lèves.

J’ai conscience d’aller trop vite sur ces questions et il faudrait dĂ©velopper. Seulement un point pour finir, sur l’interdit du parasitisme : un ĂŞtre vivant qui ne se dĂ©veloppe qu’en recevant sa subsistance d’un autre ĂŞtre vivant, c’est un parasite ; je me demande si nous ne formons pas des parasites dans nos classes : le fonctionnement institutionnel ordinaire de l’école ne place-t-il pas les enfants et les adolescents dans une situation oĂą ils ne peuvent que recevoir ? Le sens unique vertical de la “ parole â€ťâ€¦ C’est une analyse assez classique. Si l’école n’apprend pas Ă  entrer dans l’obligation Ă  l’échange, n’apprend pas aux enfants Ă  donner et pas seulement Ă  recevoir, alors l’école n’est pas encore l’école.

 

Voilà donc ces quelques éléments de réflexion que je vous propose, parce que c’est votre responsabilité comme mouvement politique de vous interroger sur le banal et le dérisoire quotidien vécu par des millions d’enfants à l’école, de vous saisir des enjeux majeurs, fondamentaux, universels, contenus dans les tristes et banales histoires vécues par mes deux Sébastien.

Un dernier mot : on commence Ă  savoir que nous n’avons plus beaucoup de temps devant nous pour dĂ©cider, tout simplement, de la survie de l’espèce. C’est aussi simple que cela. Les palĂ©ontologues nous disent qu’une espèce mammifère dure, Ă  peu près, sept millions d’annĂ©es. Nous en sommes, Ă  peu près semble-t-il, Ă  trois millions et demi. La question est de savoir si nous voulons continuer, et certains nous disent qu’il ne nous resterait, pour en dĂ©cider, que 40, 50 ou 60 ans. Cela veut dire que ce sont les enfants que nous avons aujourd’hui dans nos classes qui auront cette dĂ©cision Ă  prendre. Lorsque nous nous posons la question de la formation Ă  la citoyennetĂ©, Ă  l’universalitĂ©, aux savoirs, nous nous posons bien la question de savoir comment permettre aux enfants d’acquĂ©rir les compĂ©tences qui leur permettront de rĂ©pondre Ă  des questions auxquelles nous n’avons pas su encore rĂ©pondre. C’est dans la classe, quand je fais cours, que la question se pose, Ă  chaque instant [22]. Je vous remercie.


Quelques principes du droit.

 

1. La loi est la mĂŞme pour tous.

 

2. Nul n’est censĂ© ignorer la loi : Ă  partir de la majoritĂ© civique.

 

3. Nul ne peut ĂŞtre mis en cause pour un acte dont il n’est pas l’auteur ou le complice.

 

4. Nul ne peut ĂŞtre mis en cause pour un comportement qui ne porte tort qu’à lui-mĂŞme.

 

5. Toute infraction entraĂ®ne punition et rĂ©paration.

 

6. Un mineur est dĂ©jĂ  sujet de droit, mais pas encore citoyen.

 

7. Pour une mĂŞme infraction, un mineur est moins lourdement puni qu’un majeur.

 

8. Nul ne peut se faire justice Ă  soi-mĂŞme.

 

9. Nul ne peut ĂŞtre juge et partie.

 

10. Le citoyen obĂ©it Ă  la loi parce qu’il la fait avec les autres citoyens.

 

11. L’interdit de la violence ne se discute pas dĂ©mocratiquement puisqu’il permet la discussion dĂ©mocratique.

 

12. L’usage de la force n’est lĂ©gitime que dans deux cas : l’urgence c’est-Ă -dire la lĂ©gitime dĂ©fense ou l’assistance Ă  personne en danger, et après Ă©puisement de toutes les voies de droit pour rĂ©tablir le droit.

 

Les sept niveaux de règles…

 

1. L’arbitraire personnel, les caractères particuliers.

 

2. La politesse, les coutumes, les habitudes.

 

3. Les rites culturels et religieux.

 

4. Les règles techniques de travail et de fonctionnement social.

 

5. Les déontologies, les règles du droit, civil et pénal.

 

6. Les règles morales, les valeurs.

 

7. Les principes Ă©thiques.

 

Les six premiers niveaux peuvent se discuter, démocratiquement.

Les interdits du septième niveau ne se discutent pas puisqu’ils sont prĂ©cisĂ©ment ce qui permet qu’il y ait discussion : interdits de l’inceste, de la violence, de l’idolâtrie et du parasitisme, qui ne sont pas seulement conditions de la socialisation mais d’abord conditions de l’humanisation.



[1] Paru dans les Actes du Forum Enseignement, “ Ă‰cole de la dĂ©mocratie, dĂ©mocratie dans l’école â€ť, Groupe Écolo au Conseil de la CommunautĂ© française, rue de la Loi, 6, B - 1000 Bruxelles, sous le titre : “ L’École : un lieu de non-droit â€ť ; Ă©galement dans le Journal du Droit des Jeunes, n° 147, septembre 1995, 16, passage Gatbois, 75012 Paris. ExceptĂ©es, dans les deux publications, la fiche finale, utilisĂ©e dans les stages Mafpen de l’AcadĂ©mie de CrĂ©teil.

[2] Texte dĂ©jĂ  publiĂ© dans “ Jouer et dĂ©jouer la violence â€ť, Pratiques Corporelles, n° 102, mars 1994.

[3] â€ś Taper le carton â€ť : jouer aux cartes. Les prĂ©sentes notes ont Ă©tĂ© ajoutĂ©es Ă  la rĂ©vision de l’enregistrement.

[4] La “ pompe â€ť : le fait de tricher, recopier des corrigĂ©s vendus par exemple par des Ă©lèves de deuxième annĂ©e, et aussi en cherchant Ă  Ă©liminer les concurrents possibles…

[5] Ne pas ĂŞtre dupe de l’ordre de prĂ©sentation de ces principes : ils ont tous la mĂŞme valeur, et l’un n’a pas de sens sans les autres.

[6] MĂŞme si, bien sĂ»r, la loi prĂ©voit la responsabilitĂ© pĂ©nale, en France, Ă  partir de 13 ans pour certains actes, 16 ans pour d’autres, etc., il n’en reste pas moins qu’il y a progressivitĂ© dans l’accès Ă  cette responsabilitĂ©.

[7] Le principe corollaire Ă©tant que nul ne peut ĂŞtre mis en cause pour un acte dont il n’est ni l’auteur, ni le complice, ce qui interdit radicalement la pratique frĂ©quente Ă  l’école des punitions collectives… Ces deux principes sont au fondement de l’individualisme dĂ©mocratique.

[8] On peut se demander pourquoi, par exemple, si on ne punit plus la tentative de suicide, on continue Ă  punir l’usage, et le seul usage, de drogues…

[9] Texte dĂ©jĂ  publiĂ© dans “ Conseils Ă  un professeur dĂ©butant… â€ť, Revue de Psychologie de la Motivation, n° 18, 2ème semestre 1994.

[10] Et voilĂ  pourquoi les profs culpabilisent ! Ils se jugent eux-mĂŞmes en jugeant leurs propres Ă©lèves…

[11] Ou tout au moins le rend très difficile : il n’y a pas non plus de fatalitĂ©s nĂ©gatives, et, heureusement, beaucoup de “ bons Ă©lèves â€ť ne sont pas dupes ; mais beaucoup souffrent… SĂ©bastien Plura, par exemple, qui obtient son bac avec mention et un 19 en philosophie.

[12] Â« Cause toujours ! Â», voir “  Paix et harmonie â€ť dans Cahiers PĂ©dagogiques, n Â° 218-219, novembre-dĂ©cembre 1983, repris dans Le plaisir d’enseigner, Quai Voltaire Ă©d., 1992.

[13] Un des plus grands philosophes du siècle, Heidegger, a eu sa carte au parti nazi jusqu’en 1945…

[14] Les rĂ©sistants aussi d’ailleurs… Voir note 11.

[15] Plus exactement par une praxis, au sens de Francis Imbert ; cf. Francis Imbert, Pour une praxis pĂ©dagogique, Matrice Ă©d., 1985, et MĂ©diations, institutions et loi dans la classe, ESF Ă©d., 1994.

[16] Essentiellement, mais je n’ai pas dĂ©veloppĂ© ici suffisamment, un contrĂ´le continu en effet, constituĂ© par des Ă©preuves rĂ©gulièrement espacĂ©es, mais anonymes et corrigĂ©es par d’autres professeurs que ceux de la classe : pas plus de travail pour les professeurs et Ă©conomies considĂ©rables sur les sommes Ă©normes englouties dans l’organisation des examens, et notamment du baccalaurĂ©at en France.

[17] Les nĂ´tres, bien sĂ»r ! Que nous considĂ©rons comme universellement valables…

[18] De l’importance extrĂŞme des rituels initiaux et finaux de salutations dans les arts martiaux : ici nous jouons, ce n’est pas (plus) la guerre…

[19] Comment les nĂ©cessitĂ©s de se protĂ©ger, lorsqu’on a la peau blanche, des brĂ»lures du soleil et du sable du dĂ©sert se transforment en signe de soumission bestiale des femelles aux mâles, soumission qui d’ailleurs n’existe pas dans le règne animal oĂą ce serait plutĂ´t les mâles qui seraient Ă©liminĂ©s, leur fonction n’étant que très passagèrement utile Ă  la reproduction de l’espèce !

[20] C’est bien depuis IsaĂŻe que nous savons en effet que le faible est innocent, que le malade n’est pas “ puni â€ťâ€¦ Attention cependant Ă  ne pas verser dans un simplisme moralisant : le vers de La Fontaine qui suit ceux que j’ai citĂ©s ci-dessus dans Le Loup et l’Agneau, nous permet, par un extraordinaire retournement de perspective, de comprendre la complexitĂ© de ces nĹ“uds de violence : « Car vous ne m’épargnez guère, vous, vos bergers et vos chiens ! Â» D’oĂą vient la violence du loup ? Dissident solitaire, exclu, pourchassĂ© depuis l’aube des temps par la meute des “ bons bergers â€ť et des chiens… Le plus faible est peut-ĂŞtre, parfois, le plus violent, dont il faudrait comme pĂ©dagogue (celui qui accompagne) prendre provisoirement le parti.

[21] Le philosophe n’est pas sage…

[22] Et que nous essayons d’apporter des rĂ©ponses aussi, bien sĂ»r ! J’ai notamment oubliĂ©, mais la table ronde du soir de ce 11 mars a permis de complĂ©ter, la proposition de crĂ©ation dans les Ă©tablissements d’une sorte de commission de discipline qui aurait Ă  instruire et juger l’ensemble des infractions relevant du rĂ©glementaire (il peut y en avoir qui relèvent du judiciaire…), ceci pour Ă©viter les effets de “ vengeance â€ť, d’humiliations, d’escalade des violences ou, pire encore, de rĂ©signations amères… Depuis cette intervention, et Ă  l’occasion d’un stage de la Mafpen de CrĂ©teil sur la gestion des conflits dans la classe, j’ai Ă©tĂ© amenĂ© Ă  affiner un peu la classification des “ principes du droit â€ť et des “ niveaux de règles â€ť ; ces prĂ©cisions ci-dessous.


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